Refus d’une nouvelle audition d’enfants dans le cadre d’une affaire d’abus sexuels et préjudice irréparable (art. 394 let. b CPP)

Un recours contre le refus du ministère public d’ordonner un acte d’instruction n’est recevable que s’il existe un préjudice juridique irréparable au sens de l’art. 394 let. b CPP. Un tel préjudice existe lorsque le refus d’instruire porte sur un moyen de preuve qui risque de disparaître. Tel peut être le cas lorsque le ministère public refuse d’ordonner une seconde audition d’enfants en bas âge dans le cadre d’une instruction portant sur des faits d’abus sexuels.

I. En fait

Le 12 mars 2022, A est mis en prévention par le Ministère public genevois pour des faits d’actes d’ordre sexuel sur ses deux enfants nés en 2016 et 2018. Ces derniers sont entendus par la police la veille, conformément au protocole d’audition des enfants victimes d’infractions graves (EVIG) du National Institute of Child Health and Human Development (NICHD).

Au cours de l’instruction, l’avocat du prévenu demande la tenue d’une audience contradictoire en présence des deux enfants. La curatrice des enfants s’oppose à cette nouvelle audition et soutient que cela porterait gravement atteinte à leur santé psychique, déjà fortement touchée dès lors qu’un diagnostic de stress post-traumatique avait été posé. Par ordonnance du 10 octobre 2022, le Ministère public rejette la demande de nouvelle audition du prévenu en application de l’art. 154 al. 4 CPP en exposant notamment qu’un enfant ne devrait pas, en principe, être interrogé plus d’une fois.

A porte l’affaire devant la Chambre pénale de recours. Cette dernière, par arrêt du 3 novembre 2022, déclare le recours irrecevable puisque ce dernier n’est ouvert selon l’art. 394 let. b CPP qu’en présence d’un préjudice juridique, soit un risque de disparition de la preuve. Ce qui n’est pas le cas en l’occurrence, la réquisition de preuve pouvant être renouvelée devant le Tribunal de première instance ou devant les instances de recours.

A forme recours en matière pénale contre cet arrêt auprès du Tribunal fédéral (TF).

II. En droit

Le TF commence tout d’abord par se prononcer sur la recevabilité du recours. La décision par laquelle le Ministère public rejette la réquisition de preuve formulée par le recourant est une décision incidente, tout comme l’arrêt de la Chambre pénale de recours. Le recours contre la décision n’est donc recevable qu’aux conditions de l’art. 93 al. 1 LTF et notamment si elle peut causer un préjudice irréparable (art. 93 al. 1 let. a LTF). Toutefois, cette condition n’est pas nécessaire lorsque le recours est formé pour déni de justice formel (ATF 141 IV 1, c. 1.1). Tel est le cas en l’espèce puisqu’un droit de recours a été nié au niveau cantonal (c. 1).

Le TF se penche ensuite sur le grief de A, qui, sur la base de l’art. 394 let. b CPP, reproche à l’instance précédente d’avoir retenu qu’une demande d’audition pourrait être réitérée sans préjudice irréparable devant les juridictions de jugement, et ce, sans tenir compte des particularités liées aux auditions de victimes mineures. En effet, celles-ci doivent avoir lieu dès que possible (art. 154 al. 2 CPP) puisque, selon le recourant, les jeunes enfants peuvent avoir tendance à confondre leurs propres souvenirs avec les informations nouvelles qui peuvent leur être suggérées. Le délai entre les auditions ne peut donc dépasser six mois. De ce fait, un préjudice irréparable aurait dû être retenu par la Cour cantonale dès lors que neuf mois s’étaient déjà écoulés depuis l’audition EVIG, menée en l’absence du recourant et de son conseil. Si une nouvelle audition devait être ordonnée en fin de procédure, elle serait indéniablement altérée (c. 2).

Le TF rappelle qu’aux termes de l’art. 393 al. 1 let. a CPP, le recours est notamment ouvert contre les décisions et les actes de procédure du ministère public. Le recours est en revanche irrecevable lorsque le ministère public rejette une réquisition de preuves qui peut être réitérée sans préjudice juridique devant le tribunal de première instance (art. 394 let. b CPP). La jurisprudence a admis l’existence d’un tel préjudice lorsque le refus d’instruire porte sur des moyens de preuve qui risquent de disparaître, tels que l’audition d’un témoin très âgé, gravement malade ou qui s’apprête à partir dans un pays lointain définitivement ou pour une longue durée, ou encore la mise en œuvre d’une expertise en raison des possibles altérations ou modifications de son objet, pour autant qu’ils visent des faits non encore élucidés (TF 1B_682/2021  du 30.6.2022, c. 3.1). La loi exige en outre que les faits en question soient pertinents (art. 139 al. 2 CPP; TF 1B_278/2021 du 28.5.2021, c. 2) (c. 2.1).

En l’espèce, l’audition réclamée par le recourant concerne des enfants nés respectivement en 2016 et 2018, qui ont été entendus une première fois le 11 mars 2022 au sujet d’abus sexuels imputés à leur père, A. Selon les rapports d’expertise, ces déclarations ont été considérées comme « plutôt crédibles ». Le TF souligne que la jurisprudence considère que la capacité de mémorisation des témoins en général est par nature limitée, plus encore lorsqu’il s’agit d’enfants en âge préscolaire ou primaire. Par ailleurs, il convient de tenir compte du fait que les enfants sont particulièrement exposés à l’influence de leurs proches et des autres adultes impliqués. Il existe donc un risque accru qu’ils modifient leurs propres déclarations, à l’encontre de leurs propres souvenirs, afin de répondre aux attentes supposées d’un adulte qui les interroge (TF 1P.549/2022 du 11.1.2002, c. 3.6). Il est donc hautement vraisemblable que de nouvelles déclarations d’un enfant faites plusieurs années après sa première audition ne puissent plus être exploitées comme moyen de preuve (ATF 129 I 151, c. 4.3 et les références citées) (c. 2.2).

Le risque d’altération de la mémoire étant indéniable chez de très jeunes enfants, c’est à tort que la Cour cantonale a considéré que la demande de nouvelle audition pouvait être renouvelée sans préjudice irréparable devant le Tribunal de première instance, voire en appel ou devant le TF. En effet, dans une telle situation, le risque d’altération ou de perte du moyen de preuve requis apparaît sérieux (c. 2.3).

Partant, dans ce cas particulier, le refus d’entrer en matière de la Cour cantonale viole le droit fédéral et le recours est admis (c. 2.3 et 3).

Proposition de citation : Hélène Rodriguez-Vigouroux, Refus d’une nouvelle audition d’enfants dans le cadre d’une affaire d’abus sexuels et préjudice irréparable (art. 394 let. b CPP), in : https://www.crimen.ch/182/ du 25 avril 2023