Prescription des poursuites pénales en raison de la lenteur de l’instruction : le procureur jugé pour entrave à l’action pénale

Le procureur qui engage l’accusation devant le Tribunal de première instance deux mois et demi avant la prescription de l’action pénale ne se rend pas coupable d’entrave à l’action pénale au sens de l’art. 305 al. 1 CP, malgré le classement subséquent de la procédure, faute pour le Tribunal d’avoir pu rendre son jugement avant l’échéance du délai de prescription. Compte tenu des circonstances, le magistrat pouvait légitimement espérer que les procédures seraient menées à terme en temps voulu. Son comportement relève de la négligence consciente et échappe à la sanction pénale.

I. En fait

Le 17 septembre 2010, l’apprenti-mécatronicien B a été victime d’un accident mortel sur son lieu de travail, l’entreprise C, alors qu’il manœuvrait un monte-charge. Le même jour, A, procureur auprès du Ministère public du canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures, a ouvert une instruction pénale pour homicide par négligence (art. 117 CP) à l’encontre des prévenus D, E et F. Le 3 juillet 2017, A a transmis les procédures engagées contre D et E au Tribunal de district suite aux oppositions contre les ordonnances pénales rendues à leur encontre le 1er avril 2017. Il a déposé un acte d’accusation contre F le 6 juillet 2017. Le 10 octobre 2017, le Tribunal de district d’Appenzell Rhodes-Intérieures a prononcé le classement des trois procédures en raison de leur prescription.

Le 7 novembre 2019, G, désigné procureur extraordinaire, a déposé un acte d’accusation contre A pour entrave à l’action pénale. Il lui était reproché de n’avoir pas clos les procédures engagées contre D, E et F dans des délais convenables en raison de son inaction durant des mois au cours de la procédure. Sur appel du Ministère public, le Tribunal cantonal d’Appenzell Rhodes-Intérieures a, par jugement du 1er juin 2021, annulé le jugement du Tribunal de district qui avait acquitté A, reconnu ce dernier coupable de plusieurs entraves à l’action pénale au sens de l’art. 305 al. 1 CP, et l’a condamné à une peine privative avec sursis de six mois avec délai d’épreuve de deux ans. A dépose un recours en matière pénale auprès du Tribunal fédéral, concluant à l’annulation du jugement cantonal et à son acquittement.

II. En droit

    Après avoir écarté le grief de A relatif à l’inexploitabilité (art. 140 al. 1 cum art. 141 al. 1 CPP) des moyens de preuve administrés par G (c. 2), le Tribunal se penche sur la réalisation des conditions de punissabilité de l’art. 305 al 1 CP qui réprime l’entrave à l’action pénale (c. 3).

    Selon cette disposition, celui qui aura soustrait une personne à une poursuite pénale ou à l’exécution d’une peine ou d’une des mesures prévues aux art. 59-61, 63 et 64 CP sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. L’art. 305 CP protège l’administration de la justice pénale (c. 3.3.1). La soustraction présuppose que l’auteur a empêché une action de l’autorité dans le cours d’une procédure pénale au moins durant un certain temps (ATF 141 IV 459 c. 4.2). Une simple assistance, qui empêche ou ne complique que momentanément ou légèrement la poursuite pénale, ne suffit pas ; il faut à tout le moins que les investigations ou la poursuite pénale soient effectivement rendues plus compliquées. L’entrave à l’action pénale est une infraction intentionnelle ; le dol éventuel suffit. L’auteur doit avoir connaissance de la procédure en cours et la volonté de soutenir le bénéficiaire (TF 6B_928/2017 du 20 décembre 2017 c. 2.1.2).

    Les juges fédéraux exposent ensuite qu’un crime ou un délit peut aussi être commis par omission si l’auteur est resté passif au mépris d’une obligation juridique qui lui commandait impérieusement d’agir (commission par omission ou omission improprement dite) (c. 3.3.2). Reste passif en violation d’une obligation d’agir celui qui n’empêche pas la mise en danger ou la lésion d’un bien juridique protégé par la loi pénale bien qu’il y soit tenu à raison de sa situation juridique, notamment en vertu de la loi (art. 11 al. 1 et 2 let. a CP). N’importe quelle obligation juridique ne suffit pas. Pour que l’omission puisse être assimilée à un comportement actif, il faut que l’auteur ait une obligation d’agir en raison d’une position de garant, c’est-à-dire qu’il se trouve dans une situation qui l’oblige soit à protéger un bien déterminé contre des dangers indéterminés (devoir de protection), soit à empêcher la réalisation de risques déterminés auxquels des biens indéterminés sont exposés (devoir de surveillance) (ATF 134 IV 255 c. 4.2.1). La distinction entre une infraction de commission et une infraction d’omission improprement dite n’est pas toujours aisée et l’on peut souvent se demander s’il faut reprocher à l’auteur d’avoir agi comme il ne devait pas le faire ou d’avoir omis d’agir comme il le devait. Dans les cas limites, il faut s’inspirer du principe de la subsidiarité et retenir un délit de commission dès que l’on peut imputer à l’auteur un comportement actif. Le manque de diligence est un élément constitutif de la négligence et non de l’omission improprement dite. (ATF 129 IV 119 c. 2.2, TF 6B_1341/2018 du 16 avril 2019 c. 3.2).

    Il résulte de ce qui précède que la soustraction au sens de l’art. 305 CP peut être commise par omission, à condition que l’auteur ait une obligation d’agir en raison d’une position de garant. C’est notamment le cas de celui qui a une obligation particulière de collaborer à l’administration de la justice pénale, à l’image du fonctionnaire de police. Celui-ci se rend coupable d’entrave à l’action pénale si, en violation de son devoir de fonction (cf. art. 302 al. 1 CPP), il fait en sorte qu’une plainte pénale ne suive pas son cours, de façon à éviter à celui qui en est l’objet d’être puni (ATF 141 IV 459 c. 4.2, 109 IV 46).

    Le Tribunal fédéral se penche ensuite sur la distinction entre dol éventuel et négligence consciente (3.3.3). Sauf disposition expresse et contraire de la loi, est seul punissable l’auteur d’un crime ou d’un délit qui agit intentionnellement, soit avec conscience et volonté. L’auteur agit par dol éventuel lorsqu’il envisage la réalisation des éléments objectifs d’une infraction et s’en accommode (art. 12 al. 1 et 2 CP). La différence entre le dol éventuel et la négligence consciente réside dans la volonté de l’auteur et non dans sa conscience. Dans les deux cas, l’auteur est conscient que le résultat illicite pourrait se produire, mais, alors que celui qui agit par négligence consciente escompte qu’il ne se produira pas, celui qui agit par dol éventuel l’accepte pour le cas où il se produirait (ATF 147 IV 439 c. 7.3.1, TF 6B_34/2017 du 3 novembre 2017 c. 1.1). A défaut d’aveu, le juge doit se fonder sur les circonstances extérieures pour déterminer quelle forme de faute il retient (TF 4A_603/2020 du 16 novembre 2022 c. 4.4). Font partie de ces circonstances l’importance, connue de l’auteur, de la réalisation du risque, la gravité de sa violation du devoir de diligence, ses mobiles et sa façon d’agir. Plus la probabilité de la réalisation de l’état de fait est importante et la violation du devoir de diligence grave, plus l’on sera fondé à conclure que l’auteur a accepté l’éventualité de la réalisation du résultat dommageable. De la conscience de l’auteur, le juge peut déduire sa volonté, lorsque la probabilité de la survenance du résultat s’imposait tellement à lui que sa disposition à en accepter les conséquences ne peut raisonnablement être interprétée que comme son acceptation (ATF 147 IV 439 c. 7.3.1, TF 6B_1093/2023 du 8 novembre 2023 c. 2.1.2-2.1.3 et les réf. cit.).

    En l’espèce, le dies a quo du délai de prescription de l’action pénale a été déclenché le 17 septembre 2010 (art. 98 CP). Quant à la litispendance du Tribunal de première instance (art. 328 al. 1 CPP), elle a été créée le 3 respectivement le 6 juillet 2017, deux mois et demi environ avant que les actions pénales atteignent la prescription, faute pour le Tribunal de première instance d’avoir pu rendre son jugement (art. 117 CP cum art. 97 al. 1 let. c et 3 CP dans sa teneur jusqu’au 30 novembre 2010) (c. 3.3.5 et 3.4.2).

    Le Tribunal fédéral ne se prononce pas sur la réalisation des éléments constitutifs objectifs de l’art. 305 al. 1 CP pour se concentrer sur l’élément subjectif de l’infraction. Il considère qu’il faut certes imputer au recourant qu’il savait que le risque de prescription grandissait à mesure que la durée de la procédure s’allongeait. Toutefois, même si l’on pouvait lui reprocher la violation d’une obligation, il devait traiter d’autres affaires pendantes. Sa charge de travail était très importante : au 31 août 2016, le Ministère public comptabilisait 192 procédures pendantes, dont certaines remontaient à 2005. Le recourant a été encouragé à réduire ce nombre en-deçà de 100. Les priorités qu’il s’est fixées dans ce cadre ne peuvent lui être reprochées et fonder sa punissabilité pour entrave à l’action pénale. A cela s’ajoute qu’en 2016, le recourant a proposé l’engagement d’un procureur extraordinaire. Dès janvier 2017, il s’est concentré sur les trois procédures engagées contre D, E et F. En rendant deux ordonnances pénales le 1er avril 2017, il espérait encore sérieusement liquider au moins deux procédures pénales à temps. Au demeurant, aucun élément ne laisse penser que le recourant avait l’intention de soustraire les prévenus aux poursuites pénales encourues. Fort de ce qui précède, le comportement du recourant plaide en faveur d’une négligence consciente (c. 3.4.3).

    La condamnation du recourant se révèle donc contraire au droit. Le Tribunal fédéral réforme l’arrêt attaqué et acquitte A du chef d’accusation d’entrave à l’action pénale (c. 3.4.4 et 4).

    III. Commentaire

    Cet arrêt rendu à cinq juges illustre la difficulté à distinguer dol éventuel et négligence consciente, malgré les conséquences pénales importantes qu’engendre cette nuance. Le Tribunal fédéral clôt cette affaire en estimant que l’intention de l’intéressé de soustraire les prévenus à l’action pénale fait défaut. Selon notre analyse, deux éléments qui ont fait pencher la balance en faveur de la négligence consciente doivent être soulignés : premièrement, la mauvaise planification des tâches que s’est fixée le magistrat surchargé ne peut, en règle générale, pas être interprétée comme l’intention de commettre une entrave à l’action pénale (dans ce sens : BSK-StGB Delnon/Rüdy, 4e éd. 2019, art. 305 CP n° 8). Deuxièmement, lorsque l’intéressé a rendu des ordonnances pénales quelques mois avant l’échéance de la prescription, il pouvait (encore) légitimement penser que ces dernières permettraient de sauvegarder le délai de prescription. Quant au jugement cantonal, il nous semble sévère dans son résultat comme dans ses considérants, où le magistrat est comparé à un automobiliste qui, imperturbable, roule à contresens sur l’autoroute malgré tous les panneaux d’avertissements, matérialisés par les courriers de la famille de la victime le priant d’accélérer la procédure depuis 2011 déjà (arrêt K 5-2020 du TC-AI c. 3.8-3.9).

    Sous l’angle juridique, on peut regretter que le Tribunal fédéral se soit épargné l’analyse du lien de causalité entre l’omission du procureur et l’échéance de la prescription. Le prévenu soutenait que le Tribunal de première instance avait rompu ce lien en renonçant à agender l’audience de jugement (c. 3.1). Le Tribunal cantonal avait rejeté cet argument (arrêt K 5-2020 du TC-AI c. 2.8), retenant que malgré les efforts consentis par la juridiction de première instance, il n’était pas possible pour elle de rendre un jugement en deux mois et demi au vu des circonstances (période estivale, vaste procédure impliquant trois prévenus, nombreuses réquisitions de preuves et audience de confrontation).

    Proposition de citation : Frédéric Lazeyras, Prescription des poursuites pénales en raison de la lenteur de l’instruction : le procureur jugé pour entrave à l’action pénale, in : https://www.crimen.ch/237/ du 19 décembre 2023