Les résultats d’une surveillance secrète mise en œuvre à l’étranger et transmis au procureur suisse ne constituent pas des « découvertes fortuites » soumises à autorisation du Tribunal des mesures de contrainte

L’autorité de poursuite pénale suisse qui obtient par la voie de l’entraide judiciaire des résultats de mesures de surveillance secrètes contre le prévenu, en l’espèce des communications opérées aux Etats-Unis sur l’application ANOM (fausse application de chat créée par le FBI notamment), ne doit pas procéder comme en cas de « découvertes fortuites » (art. 278 CPP). Le Tribunal des mesures de contrainte n’est pas compétent pour autoriser l’exploitation de ces preuves. Il appartient au juge du fond de se prononcer sur l’exploitabilité de telles preuves obtenues auprès d’autorités étrangères.

I. En fait

Dans le cadre d’une instruction pénale dirigée contre A pour trafic grave de stupéfiants et blanchiment d’argent, le Ministère public argovien sollicite l’entraide judiciaire auprès des autorités américaines. La demande d’entraide vise à obtenir l’ensemble des messages entrants et sortants d’un téléphone portable sur lequel l’application ANOM était installée concernant les années 2019 à 2021 (NDA : ANOM est une application factice de chat présentée comme cryptée et créée par le FBI et la Police fédérale australienne aux fins de confondre de potentiels criminels dans le cadre d’une vaste opération policière internationale appelée Trojan Shield. Entre 2018 et 2021, ANOM a permis de collecter plus de 27 millions de communications dans une centaine de pays). Le 9 novembre 2021, le U.S. Departement of Justice (DoJ) transmet à l’Office fédéral de la justice les fichiers requis. 

Par requête du 16 décembre 2021, se fondant sur l’art. 278 al. 3 CPP, le Ministère public argovien dépose une requête d’exploitation de découvertes fortuites auprès du Tribunal des mesures de contrainte (TMC) en lien avec les éléments obtenus du DoJ. Le 24 janvier 2022, le TMC autorise le Ministère public argovien à exploiter les résultats de la surveillance étrangère tirée de l’application ANOM. 

Informé de l’existence de la requête d’exploitabilité des découvertes fortuites et de la décision positive du TMC les concernant, A recourt au Tribunal cantonal en concluant à l’inexploitabilité des éléments obtenus du DoJ et à leur destruction immédiate. 

Par arrêt du 24 octobre 2022, la Chambre des recours pénale du Tribunal cantonal argovien déclare nulle la décision du TMC du 24 janvier 2022 en estimant que ce dernier n’était pas compétent pour se prononcer ; le recours du prévenu A est par conséquent déclaré « sans objet » par la Chambre des recours. 

Le Procureur général du canton d’Argovie et le prévenu A portent la cause devant le Tribunal fédéral, le premier concluant à l’exploitabilité des résultats de la surveillance américaine à titre de découvertes fortuites, le second à l’annulation de l’arrêt cantonal du 24 octobre 2022 et à l’inexploitabilité desdites découvertes fortuites.

II. En droit

Relevant d’emblée que la décision doublement attaquée ne clôt pas la procédure, le Tribunal fédéral précise que si la question de l’existence d’un préjudice irréparable pour les autorités pénales du canton d’Argovie peut être laissée ouverte, le recours du prévenu répond pour sa part à l’exigence de l’art. 93 LTF, dans la mesure où l’arrêt attaqué, qui déclare son recours cantonal sans objet, constitue une forme de déni de justice formel (c. 1.2 à 1.4).

Selon l’autorité précédente, le système ANOM, s’il avait été mis en œuvre en Suisse, serait tombé sous le coup des dispositions du droit policier ou de la Loi fédérale sur le renseignement (LRens) réglant les mesures de surveillance dites « préventives ». En effet, les utilisateurs de cette application n’étaient pas soupçonnés de la commission d’une infraction au moment de la mise à disposition de celle-ci, à l’instar d’ailleurs du prévenu. A cela s’ajoute que ANOM n’est pas un fournisseur de services de télécommunication suisse. Ainsi, la compétence du TMC selon l’art. 278 CPP n’était pas donnée en l’espèce, étant au demeurant précisé que ce type de surveillance ne répondait à la définition d’aucune autre mesure secrète du CPP. Les seules éventuelles dispositions qui pourraient entrer en ligne de compte seraient à trouver dans la LRens. Cette loi répond toutefois à d’autres objectifs que le CPP. Le Tribunal cantonal argovien a également exclu tout « silence de la loi » qui imposerait au juge de combler une lacune. Une application « analogique » des dispositions du CPP, en particulier l’art. 278 CPP, n’entrait pas non plus en ligne de compte. Faute de compétence, le TMC ne pouvait pas se prononcer sur la requête du Ministère public et sa décision du 24 janvier 2022 est par conséquent nulle (c. 2). 

Quant à lui, le Ministère public argovien soutient que c’est à bon droit que le TMC s’est prononcé en faveur de l’exploitabilité des résultats tirés de l’application ANOM. Il se fonde en outre sur des décisions dans ce sens rendues par les autorités judiciaires allemandes, norvégiennes et autrichiennes à propos de la même application (c. 3).

Le prévenu A prétend que l’ensemble de l’opération Trojan Shield repose sur une tromperie illicite et une provocation à commettre une infraction. Les utilisateurs de ANOM ont été surveillés sans le moindre soupçon d’infraction, de sorte que même selon le droit américain, il s’agit d’une méthode interdite. La surveillance américaine serait par conséquent « manifestement illicite » (c. 4).  

Le Tribunal fédéral débute par examiner si les éléments transmis par le DoJ peuvent être traités comme des « découvertes fortuites », en relevant d’emblée que la décision du TMC et celle de l’autorité précédente relative au recours de A (qui serait devenu « sans objet ») sont contraires au droit fédéral (c. 5). Il poursuit en rappelant que l’entraide judiciaire internationale en matière pénale avec les USA est réglementée par le TEJUS et, subsidiairement, l’EIMP, et que la procédure d’entraide est en tous les cas définitivement close en l’espèce (c. 5.1). 

Après un rappel du régime des art. 269 ss CPP relatif à la surveillance de la correspondance par poste et télécommunications (c. 5.3), notre Haute Cour s’arrête spécifiquement sur la procédure à suivre en cas de découvertes fortuites (art. 278 al. 1 et 2 CPP). Si des infractions nouvelles sont découvertes à l’encontre du prévenu, ou s’il ressort de la surveillance que d’autres personnes que le prévenu ont commis des infractions, le ministère public ordonne immédiatement la surveillance et engage la procédure d’autorisation devant le TMC (art. 278 al. 3 cum art. 274 CPP). Les éléments ne pouvant pas être exploités sont conservés séparément et détruits à l’issue de la procédure (art. 278 al. 4 CPP) (c. 5.4). En l’espèce, quand bien même le Procureur général argovien le soutient, rien ne permet de dire si l’application ANOM a ou non été utilisée contre des personnes préalablement soupçonnées d’une infraction. Le fait que A était déjà poursuivi pénalement en Suisse pour infractions à la LStup et blanchiment au moment de la demande d’entraide aux USA ne change rien à ce constat (c. 5.5). Le Tribunal fédéral relève ensuite que c’est à bon droit que l’autorité précédente a jugé que les faits ne devaient pas être traités en application des art. 269 ss CPP, faute pour la surveillance concernée d’avoir été ordonnée et mise en œuvre sur le territoire suisse. Il convient dès lors de distinguer entre les « découvertes fortuites » obtenues dans le cadre des art. 269 ss CPP en Suisse et celles obtenues par la voie de l’entraide (cf. ATF 143 IV 270, c. 4.7) (c. 5.6). 

L’arrêt cantonal est également bien fondé lorsqu’il rejette toute application par analogie de l’art. 278 CPP et l’existence d’une lacune à combler dans le CPP. De même, il est correct de rappeler que le sort des éléments obtenus auprès du DoJ doivent être appréciés sous l’angle de l’art. 141 CPP, cas échéant en application de l’art. 141 al. 2 CPP en cas d’infraction grave. Le sort réservé à l’exploitabilité de telles preuves doit être décidé au plus tard auprès du juge du fond. Il n’existe ainsi aucune possibilité de passer par l’autorisation du TMC dans le but de s’assurer de l’exploitabilité de telles preuves avant la saisine du juge du fond, quand bien même certaines décisions de pays européens ont été rendues dans ce sens. (c. 5.7).

Pour finir, notre Haute Cour relève qu’il apparaît dans tous les cas douteux de parler de « découvertes fortuites » dans le présent cas. En effet, le prévenu A faisait déjà l’objet d’une instruction pénale en Suisse pour trafic grave de stupéfiants et blanchiment d’argent, alors que les éléments tirés de la surveillance via ANOM n’ont permis que de confirmer ces mêmes soupçons envers les mêmes personnes. Enfin, l’argument du prévenu selon lequel l’inexploitabilité des résultats de cette surveillance s’imposerait « d’emblée », de sorte qu’une décision du TMC dans ce sens aurait dû être prise, est mal fondé. Au contraire, il appartient avant tout au juge du fond de se prononcer sur l’exploitabilité des moyens de preuve en application de l’art. 141 CPP (c. 5.8).

Au regard de l’ensemble des considérations qui précèdent, le TMC n’était pas compétent pour se prononcer en application des art. 278 et 274 CPP et aucune « découverte fortuite » n’a été obtenue par le Ministère public argovien. La question de savoir si l’autorité inférieure devait déclarer nulle la décision du TMC ou simplement l’annuler peut souffrir de rester ouverte, dans la mesure où elle n’emporte aucune conséquence négative pour l’une ou l’autre des parties (c. 5.9). 

Les deux recours sont rejetés, dans la mesure de leur recevabilité (c. 7).

III. Commentaire

La solution retenue par le Tribunal fédéral doit être approuvée. A la lecture de l’état de fait, il semble que le ministère public a peut-être ressenti un certain malaise en versant au dossier les résultats de la surveillance tirée de ANOM, au regard des nombreuses critiques qui ont été élevées à l’encontre de l’opération Trojan Shield, de sorte qu’il voyait certainement dans cette démarche un moyen de s’assurer de l’exploitabilité de ceux-ci de manière anticipée. Il convient effectivement à notre sens de reconnaître, avec le prévenu A, que cette opération policière peut s’apparenter à une recherche indéterminée de preuves (fishing expedition) auprès de personnes non soupçonnées et par le biais d’une potentielle forme de tromperie pouvant effectivement provoquer, ou à tout le moins faciliter, la commission d’infractions graves (voir toutefois la récente jurisprudence du Tribunal fédéral en la matière, qui semble admettre que l’interdiction de la fishing expedition ne serait qu’une règle de validité au sens de l’art. 141 al. 2 CPP, permettant d’exploiter malgré tout les preuves qui en découlent en cas d’infraction grave : TF 6B_821/2021 (d) du 6 septembre 2023, commenté in https://www.crimen.ch/239/).

Par cette jurisprudence, destinée à publication, notre Haute Cour réaffirme le principe selon lequel la question de l’exploitabilité des moyens de preuve doit être tranchée par le juge du fond (sous réserve de rares exceptions, qui permettent d’ailleurs de se prévaloir d’un préjudice irréparable au Tribunal fédéral : TF 1B_404/2021 (f) du 19 octobre 2021, c. 1.3 non publié à l’ATF 148 IV 82).
Même si la gravité des infractions en cause laisse peu de place au suspens, il sera intéressant d’examiner de quelle manière l’autorité pénale saisie pour juger du fond les traitera. Celle-ci devra nécessairement se pencher sur la conformité de l’opération Trojan Shield avec le droit américain, en particulier au regard des éventuelles autorisations nécessaires pour ce type de surveillance (cf. ATF 138 IV 169, c. 3.1 ; TF 1B_164/2019 du 15 novembre 2019, c. 1.2.2, non publié à l’ATF 146 IV 36).

Proposition de citation : Ryan Gauderon, Les résultats d’une surveillance secrète mise en œuvre à l’étranger et transmis au procureur suisse ne constituent pas des « découvertes fortuites » soumises à autorisation du Tribunal des mesures de contrainte, in : https://www.crimen.ch/251/ du 28 février 2024