Les petits trafics font les grands délits

Qu’un trafiquant de drogue procède à plusieurs transactions distinctes ou que celles-ci forment un ensemble au sens d’une unité naturelle d’action, il faut toujours additionner les quantités de stupéfiants dont il est question pour déterminer si le trafic tombe sous la circonstance aggravante de l’art. 19 al. 2 let. a LStup. Le Tribunal fédéral confirme sa jurisprudence en ce sens, rendue sous l’ancien droit.

I. En fait

Il est reproché à A d’avoir acquis à de multiples reprises de petites quantités de cocaïne qu’il a revendues en des lieux différents et à des intervalles irréguliers à des clients, et d’en avoir consommé une partie avec son épouse. Aucune des transactions, prise isolément, ne représentait une quantité susceptible de fonder un cas grave selon l’art. 19 al. 2 LStup, alors que la quantité totale du trafic, oui. Par jugements du 9 décembre 2020 du Tribunal du district de Rheinfelden puis du 3 décembre 2021 du Tribunal cantonal argovien, A a été reconnu coupable d’infractions multiples à l’art. 19 al. 1 et 19a ch. 1 LStup. Il a écopé d’une peine privative de liberté avec sursis de 10 mois et d’une amende de CHF 1’000.-.

Le Ministère public argovien forme recours devant le Tribunal fédéral contre ce jugement. Il conclut à son annulation et à ce que la cause soit renvoyée à l’instance cantonale afin que celle-ci condamne A pour infraction qualifiée au sens de l’art. 19 al. 2 let. a LStup, prononce une nouvelle peine et ordonne l’expulsion de l’intéressé.

II. En droit

Le TF doit déterminer si A a commis une infraction grave à la LStup. Le Ministère public ne conteste pas que, prises isolément, les transactions réalisées par A ne relèvent pas du cas grave au sens de l’art. 19 al. 2 let. a LStup, alors que dans leur ensemble, elles dépassent le seuil quantitatif au-delà duquel la jurisprudence retient une infraction qualifiée à la LStup. Le Ministère public ne remet pas non plus en cause le fait que le comportement de A ne constitue pas une activité globale, mais plusieurs infractions indépendantes tombant sous le coup de l’art. 19 al. 1 let. c et d LStup. Il soutient toutefois qu’en faisant dépendre la réalisation du cas grave de l’existence d’un acte de volonté unique entre les différentes infractions relevant de l’art. 19 al. 1 LStup, le Tribunal cantonal a introduit un critère étranger à la loi et ainsi procédé à une application erronée de l’art. 19 LStup (c. 1.1 et 1.3.2).

Au terme de l’al. 1 de cette disposition, est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire celui qui, sans droit, aliène ou prescrit des stupéfiants, en procure de toute autre manière à un tiers ou en met dans le commerce (let. c) ou celui qui, sans droit, possède, détient ou acquiert des stupéfiants ou s’en procure de toute autre manière (let. d). Un cas grave au sens de l’al. 2, réprimé par une peine privative de liberté d’ un an au moins, est notamment réalisé lorsque l’auteur sait ou ne peut ignorer que l’infraction peut directement ou indirectement mettre en danger la santé de nombreuses personnes (let. a). La jurisprudence du TF a fixé à 12 grammes d’héroïne, 18 grammes de cocaïne, 36 grammes d’amphétamine ou 200 trips de LSD les seuils à partir desquels un risque de dépendance pour 20 personnes – soit de « nombreuses personnes » – permet de retenir un cas grave. Pour savoir si le seuil est atteint, il faut déterminer la quantité de drogue pure sur laquelle a porté l’infraction, qui est seule décisive. Si la notion de quantité a été supprimée du texte légal lors de la révision partielle de la LStup de 2008, entrée en vigueur le 1er juillet 2011 (RO 2011 3147), elle doit néanmoins rester un élément central de l’appréciation (ATF 145 IV 312, c. 2.1.1-2.1.2) (c. 1.4).

Les stupéfiants qui ont fait l’objet de plusieurs transactions doivent être pris en compte globalement pour décider de l’existence d’un cas grave, même s’il n’existe qu’une relation de répétition et non de continuité entre les diverses opérations. En d’autres termes, il faut additionner les quantités de drogue émanant d’actes distincts, même si ces derniers n’apparaissent pas comme des événements formant un ensemble en raison de leur relation étroite dans l’espace et le temps et d’une décision unique, au sens d’une unité naturelle d’actions (sur cette notion : ATF 132 IV 49, c. 3.1.1.3 ; TF 6B_894/2020 du 26.11.2020, c. 1.1). Cette jurisprudence, rendue avant la révision de 2008, faisait tomber cette constellation non pas sous le coup l’art. 19 al. 2 let. a LStup, mais dans les cas non explicitement énumérés par l’art. 19 al. 2 aLStup, qui offrait à l’époque une liste exemplative (ATF 114 IV 164, c. 2 ; TF 6S.190/2000 du 11.7.2001, c. 2c) (c. 1.5). 

Selon l’autorité inférieure, la liste des circonstances aggravantes décrites à l’art. 19 al. 2 LStup, désormais exhaustive, ne couvre plus de telles transactions distinctes. Par conséquent, le cas aggravé en présence de plusieurs transactions, entre lesquelles il n’existe qu’un lien de répétition et non de continuité, n’est plus couvert par l’art. 19 al. 2 LStup (c. 1.2).

Se livrant à une interprétation détaillée de l’art. 19 al. 2 let. a LStup, le TF parvient toutefois au résultat inverse (c. 1.6).

Dans un premier argument, les juges fédéraux constatent que les motifs qui l’ont conduit à considérer qu’il fallait traiter de la même manière un acte unique et des actes distincts qui n’atteignent qu’ensemble le seuil quantitatif du cas aggravé, restent d’actualité. Objectivement, peu importe que l’auteur ait introduit sur le marché les stupéfiants en une seule grande portion ou en plusieurs petites quantités qui aboutissent au même total. Seul est déterminant le fait qu’il fasse commerce d’une quantité globale de stupéfiants qui risque de mettre en danger la santé d’un grand nombre de personnes. Subjectivement, la commission répétée d’une infraction n’est pas jugée moins sévèrement qu’une infraction continue, car l’auteur doit se rendre compte, à partir d’un certain stade, que les différentes transactions représentent une quantité totale susceptible de mettre en danger la santé de nombreuses personnes (c. 1.6.2.1). Cette approche se trouve du reste en accord avec l’objectif du législateur visant à réprimer plus sévèrement les trafiquants non toxicodépendants qui participent au marché noir de la drogue et qui orientent leur profit sans tenir compte des risques pesant sur la santé de leur clientèle (FF 2006 8141, 8178) (c. 1.6.2.2).

En outre, la révision de l’art. 19 al. 2 let. a LStup de 2008 avait pour objectif d’élargir son champ d’application. Le critère de la quantité a ainsi été abandonné en adoptant une qualification plus ouverte et en érigeant la mise en danger de la santé comme unique critère pour juger le comportement incriminé, car le danger que représente un stupéfiant ne dépend pas seulement de sa quantité, mais aussi d’autres facteurs tels que le risque d’overdose, la forme d’application ou le mélange avec d’autres substances (FF 2001 3537, 3594). Partant, la variante du cas aggravé de l’art. 19 al. 2 let. a LStup est susceptible d’englober, dans sa formulation actuelle, des cas non expressément nommés de trafic de stupéfiants, y compris ceux consacrés sous l’ancien droit (c. 1.6.2.3).

Il faut enfin tenir compte du fait que le juge peut atténuer librement la peine si l’auteur souffre d’addiction et que cette infraction aurait dû servir au financement de sa propre consommation de stupéfiants (art. 19 al. 3 let. b LStup), car l’art. 19 al. 2 LStup vise les personnes qui tirent profit du marché de la drogue, à l’exclusion des petits trafiquants toxico-dépendants dont les transactions servent exclusivement à financer leur propre toxicomanie (FF 2006 8141, 8179). Il n’y a donc pas lieu de craindre que les petits trafiquants du bas de l’échelle se voient infliger des peines excessivement sévères par la prise en compte globale d’infractions qui n’atteignent qu’ensemble le seuil quantitatif du cas aggravé (c. 1.6.2.5).

En résumé, le droit actuel fait tomber sous le coup du cas aggravé, en raison de la quantité de drogue, les transactions distinctes entre lesquelles il n’existe qu’un lien de répétition et non de continuité. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’additionner les quantités de stupéfiants pour déterminer si le trafic atteint les seuils fixés pour l’application de l’art. 19 al. 2 let. a LStup (c. 1.6.3).

Selon les constatations du Tribunal cantonal, A a procédé à diverses transactions distinctes qui, au total, dépassent 18 grammes de cocaïne pure. L’instance précédente  a ainsi violé le droit fédéral en retenant que le comportement de A ne relevait pas du cas grave. Partant, le recours est admis et la cause renvoyée pour que soit statué sur les autres conditions de punissabilité (c. 1.7 et 2.1).

III. Commentaire

L’approche validée par le TF dans cette affaire était déjà critiquée sous l’ancien droit par la doctrine, qui y voyait une entorse au principe de la légalité (le texte légal parlait – et parle toujours – « d’infraction » au singulier sans appréhender l’addition de plusieurs infractions distinctes sur le plan juridique) et une peine excessivement sévère pour les petits dealeurs occasionnels (G. Fiolka, Die revidierten Strafbestimmungen des BetmG – Vier Säulen und einige Überraschungen, PJA 2011, 1271 ss, 1278 ; P. Albrecht, Urteilsbesprechung n° 24, forumpoenale 2/2010, 100 ss, 102 ; A. Macaluso, Les dispositions pénales de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes du 20 mars 2008 : une révision velléitaire ?, SJ 2010 II, 145 ss, 158). Avec la suppression de la liste exemplative suite à la révision de 2008, la majorité des auteurs estimait que l’ancienne jurisprudence n’avait plus lieu d’être et que le cas relèverait désormais d’un concours réel d’infractions à l’art. 19 al. 1 LStup (OFK BetmG-Schlegel/Jucker, art. 19N 193 ; BSK BetmG-Hug-Beeli, art. 19N 879 et 965 ; Fiolka, op. cit., 1278). Le TF n’a malheureusement pas saisi l’opportunité offerte par la révision de 2008 d’abandonner son ancienne jurisprudence et de retrouver une solution conforme au concept de l’unité naturelle d’action. Ce résultat est d’autant plus regrettable qu’il soumet aux mêmes conséquences pénales les gros trafiquants et les petits dealeurs occasionnels, sans réelle marge de manœuvre laissée au juge pour atténuer la peine minimale d’un an d’emprisonnement prévue à l’égard de ces derniers. Pour cause, le privilège de l’art. 19 al. 3 LStup est réservé aux trafiquants toxico-dépendants et non uniquement, à l’image de A, aux simples consommateurs, dont le trafic de drogue sert exclusivement à financer leur propre consommation (TF 7B_117/2023 du 10.4.2024, c. 2.2.2 ; 6B_858/2014 du 19.5.2014, c. 2.2).

Proposition de citation : Frédéric Lazeyras, Les petits trafics font les grands délits, in : https://www.crimen.ch/268/ du 14 mai 2024