Assistance au suicide : le Tribunal fédéral précise les limites de la LStup

La prescription de pentobarbital de sodium par un médecin à une personne en bonne santé, sans aucune indication médicale et sans but thérapeutique, ne constitue pas une infraction au sens de l'art. 20 al. 1 let. e LStup en lien avec l'art. 11 al. 1 LStup.

I. En fait 

En sa qualité de médecin, A prescrit une dose létale de pentobarbital de sodium (Natrium Pentobarbital [NaP]) à sa patiente âgée de 86 ans, en bonne santé, capable de discernement et conformément à sa volonté. La patiente met ensuite fin à ses jours avec l’aide de l’association B, en ingérant du pentobarbital de sodium, qui lui avait été prescrit par ordonnance médicale émise par A. Devant les instances cantonales, A est condamné pour infraction à l’art. 86 al. 1 let. a de la Loi fédérale sur les médicaments et les dispositifs médicaux du 15 décembre 2000 (aLPTh) à une peine pécuniaire de 120 jours-amende à 100 fr. le jour, ainsi qu’à une amende de 2’400 fr. 

Par arrêt du 9 décembre 2021 (cf. crimen.ch/97), le Tribunal fédéral annule la condamnation de A et renvoie l’affaire à l’instance précédente pour reconsidération. Il appartient néanmoins à la cour cantonale d’examiner, dans le cadre du renvoi ordonné, si le comportement du recourant est appréhendé par la LStup.

Par arrêt du 6 février 2023, la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice genevoise annule le jugement du 20 avril 2020 et acquitte A de l’infraction à l’art. 20 al. 1 let. e LStup

Le Ministère public de la République et canton de Genève forme un recours contre cet arrêt. Il conclut à la condamnation de A pour infraction au sens de l’art. 20 al. 1 let. e LStup, subsidiairement de l’art. 19 al. 1 let. c LStup.

II. En droit 

Selon le Ministère public de la République et canton de Genève, l’art. 11 al. 1 LStup ne permet la prescription de stupéfiants par le corps médical, tels que le pentobarbital de sodium, que dans la mesure prescrite par la science. Cette loi n’est pas conçue pour permettre la mise en œuvre d’une assistance au suicide. En ce sens, la prescription d’un tel stupéfiant à une personne en bonne santé en vue de son suicide est contraire à l’art. 20 al. 1 let. e LStup, qui sanctionne le médecin ou le médecin vétérinaire prescrivant des stupéfiants en dehors du cadre prévu par l’art. 11 al. 1 LStup (c. 3). Le grief soulevé par le Ministère public de la République et canton de Genève suppose ainsi de déterminer si, sous l’angle du principe de la légalité, le comportement reproché à A est appréhendé par la LStup (c. 3.2).

Le TF se penche sur la question de savoir si la prescription du pentobarbital de sodium en l’occurrence est conforme à la science. Il rappelle d’abord que le seul fait de prescrire du pentobarbital de sodium est reconnu comme admissible sur le plan des sciences médicales (ATF 133 I 58, c. 4) et que l’obligation de prescription médicale permet de préserver l’ordre et la sécurité publique (ATF 133 I 58, c. 6.3.2). Dans ce contexte, il est reconnu que, peu importe l’état de santé du patient, le médecin qui prescrit du pentobarbital de sodium ne viole pas, par cet acte, les objectifs de protection de la santé publique et de maintien de l’ordre public définis par la LStup (c. 3.6.2) 

Par rapport à la question de savoir si la prescription de ce stupéfiant à des fins d’assistance au suicide pour un patient en bonne santé est admissible, le TF conclut que celle-ci relève exclusivement de l’éthique et de la morale et non de la « science » au regard de l’art. 11 al. 1 LStup (c. 3.5). Pour arriver à cette conclusion, notre Haute Cour fait référence aux conceptions de l’éthique médicale découlant des règles déontologiques édictées par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM), respectivement, la Fédération des médecins suisses (FMH). Selon les directives de ces deux organisations non gouvernementales, l’assistance au suicide doit être réservée aux patients en fin de vie ou à ceux souffrant de manière insupportable en raison de maladies ou de limitations fonctionnelles (c. 3.3.2). Par ailleurs, les directives de l’ASSM soulignent le dilemme moral des médecins face à l’assistance au suicide, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une pratique dépourvue de but médical, mais que le respect de la volonté du patient reste essentiel. Elles indiquent que la décision du médecin dans ce contexte est une décision morale personnelle, qui doit être respectée (Directives ASSM 2004, p. 9) (c. 3.3.2). Or il ne saurait être admis que l’art. 11 LStup consacre un renvoi aux règles déontologiques en matière d’assistance au suicide et, partant, à des conceptions éthiques ou morales, desquelles il faudrait déduire une interdiction pour le médecin de prescrire du pentobarbital de sodium à un patient en bonne santé (c. 3.6.3).

En effet, selon le TF, ni l’interprétation littérale, ni celle basée sur la volonté du législateur ne permet une telle compréhension de l’art. 11 LStup. Le texte légal dans toutes les versions linguistiques s’attache à la notion de « science », qui se réfère à des connaissances exactes, universelles et vérifiables (cf. Le Petit Robert en ligne, consulté le 11 mars 2024) et, partant, exclut les considérations éthiques ou morales. Par ailleurs, retenir que l’art. 11 LStup opère un renvoi aux directives de la FMH et de l’ASSM serait contraire à la volonté du législateur qui avait expressément renoncé à intégrer des critères tels que la maladie, la souffrance ou les limitations fonctionnelles à l’art. 115 CP, comme précisé dans l’arrêt 6B_646/2020 (c. 3.6.3).

En revanche, le comportement du médecin est susceptible d’entrer dans le champ d’application des art. 11 al. 1 et 20 al. 1 let. e LStup si le médecin n’a pas personnellement examiné le patient. L’obligation d’examiner le patient personnellement est une exigence supplémentaire posée par l’art. 11 al. 1 LStup en termes de prescription de stupéfiants, en comparaison avec la LPTh, qui régit conjointement avec la LStup les situations de prescription de substances susceptibles de provoquer la mort (c. 3.2.3). En l’occurrence, le TF s’interroge si cette exigence est satisfaite, étant donné que le médecin avait rencontré la défunte à deux reprises seulement. Toutefois, cet élément n’ayant pas fait l’objet de  l’accusation, cette condition n’est pas analysée dans le présent arrêt (c. 3.6.4).

Partant, le TF confirme le raisonnement de l’instance précédente niant l’application de l’art. 20 al. 1 let. e LStup au cas d’espèce. Il n’est pas établi que l’intimé a prescrit un stupéfiant létal d’une manière contraire à la science. Par conséquent, le comportement de celui-ci ne tombe pas sous le coup de l’art. 20 al. 1 let. e LStup (c. 3.6.5). 

En définitive, le recours de l’accusateur public est rejeté (c. 4).

III. Commentaire*

Dans cet arrêt, le TF procède à une distinction entre l’éthique professionnelle et le droit en confirmant, pour la première fois, la légalité de l’assistance au suicide à une personne en bonne santé en vertu de la LStup.

Cette décision complète l’arrêt précédent rendu dans la même affaire, concluant que l’assistance au suicide à une personne en bonne santé n’est pas appréhendée par les dispositions pénales de la LPTh (TF 6B_646/2020, cf. : crimen.ch/97). Par conséquent, seul l’art. 115 CP réprime l’assistance au suicide, laquelle doit avoir été apportée en raison de mobile égoïste. Il s’ensuit qu’en l’absence de développements légaux ou jurisprudentiels dans un futur proche, l’assistance au suicide altruiste par un médecin qui a effectivement ausculté son patient demeurera légale. Dans l’arrêt commenté, le TF rappelle que le Conseil fédéral a réitéré, au cours de ces dernières années, que la prescription du pentobarbital de sodium n’était pas prévue pour les personnes en bonne santé. Cependant, ces positions gouvernementales ne peuvent à elles seules justifier une condamnation pénale en l’absence de dispositions légales suffisamment claires, précises et prévisibles (c. 3.8.1).

Malgré la licéité de l’assistance au suicide altruiste, l’incertitude juridique subsiste pour les médecins. Bien que le TF ait exclu l’application de la LStup et de la LPTh pour la prescription de pentobarbital de sodium à une personne en bonne santé, il reste toutefois des incertitudes sur les sanctions disciplinaires potentielles pour les médecins en vertu de l’art. 43 LPMéd, comme l’affirme le présent arrêt à son considérant 3.3.3.

* : le Professeur Thommen publiera sur crimen.ch un autre commentaire du présent arrêt.

Proposition de citation : Melody Bozinova, Assistance au suicide : le Tribunal fédéral précise les limites de la LStup, in : https://www.crimen.ch/271/ du 11 juin 2024