Délimitation entre le droit de participer (art. 147 CPP) et le droit à la confrontation (art. 6 § 3 let. d CEDH)

La répétition d’une audition lors de laquelle le droit du prévenu de participer à l’administration des preuves (art. 147 al. 1 CPP) a été violé ne permet pas de guérir le vice initial, de sorte que les premières déclarations à charge restent inexploitables selon l’art. 147 al. 4 CPP. Le Tribunal fédéral modifie sa jurisprudence et retient que sur ce point, le droit de participer va au-delà du droit à la confrontation (art. 6 § 3 let. d CEDH).

I. En fait

Après avoir été acquitté en première instance, A est condamné en appel par le Tribunal cantonal de Zurich pour violation grave des règles de la circulation routière (art. 90 al. 2 LCR). Le tribunal tient pour établi que, à une date indéterminée en été 2016, A s’est livré, au volant d’une Porsche 911 Turbo, à une course de vitesse clandestine (drag) avec le co-prévenu B (cf. TF 6B_147/2022 du même jour). Les deux automobilistes roulaient à faible vitesse côte à côte, l’un occupant la voie normale et l’autre la voie en sens inverse, puis ont soudainement accéléré pour atteindre une vitesse de 63 km/h sur une distance d’environ 75 m. La voiture de A s’est alors détachée et B a rabattu la sienne sur la voie normale. Un troisième co-prévenu C (cf. TF 6B_137/2022 du même jour) roulait derrière A et B et a filmé la scène avec son téléphone portable.

A forme recours au Tribunal fédéral (TF). Il conclut à l’annulation de l’arrêt entrepris, au renvoi de la cause à l’autorité cantonale et à son acquittement.

II. En droit

Le recourant reproche au Tribunal cantonal d’avoir exploité indûment l’enregistrement vidéo réalisé par C.

Le TF rappelle sa jurisprudence sur l’exploitabilité des preuves récoltées par des particuliers, selon laquelle une preuve obtenue de manière licite est en principe exploitable sans restriction en procédure pénale (cf. not. ATF 147 IV 9 ; ATF 147 IV 16). L’enregistrement de vidéos sur le domaine public sur lesquelles des plaques d’immatriculation sont reconnaissables constitue un traitement de données personnelles, qui est qualifié d’atteinte illicite à la personnalité s’il n’est pas reconnaissable pour la personne concernée (art. 3 let. a et e, art. 4 al. 4 et art. 12 al. 2 let. a aLPD, encore en vigueur au moment des faits). L’illicéité peut toutefois être levée par un motif justificatif, dont le consentement de la victime (art. 13 al. 1 aLPD) (c. 1.3).

En l’espèce, le Tribunal cantonal zurichois a considéré que l’enregistrement vidéo de C était exploitable, car justifié par le consentement de A et de B. Pour parvenir à cette conclusion, il s’est fondé pour l’essentiel sur les déclarations des trois intéressés lors de leurs auditions respectives, la vidéo elle-même ne livrant aucun élément utile sur ce point. Le recourant soutient toutefois que les déclarations de ses deux coprévenus ont été récoltées en violation de son droit de participer et qu’elles ne peuvent donc pas être exploitées à sa charge (c. 1.4-1.6.2).  

Le TF expose sa jurisprudence sur le droit de participer à l’administration des preuves (art. 147 CPP) et le droit à la confrontation (art. 6 § 3 let d CEDH).

Le premier, qui concrétise le droit d’être entendu, permet aux parties d’assister à l’administration des preuves et de poser des questions aux comparants. Il ne peut être restreint que dans les cas prévus par la loi. Selon l’art. 147 al. 4 CPP, les preuves administrées en violation du présent article ne sont pas exploitables à la charge de la partie qui n’était pas présente. Ces règles valent également lorsque l’audition est déléguée à la police après l’ouverture d’une instruction par le ministère public (art. 312 al. 2 CPP) (c. 1.6.3.1).

Le second, qui est une facette du droit à un procès équitable et concrétise également le droit d’être entendu, permet au prévenu d’interroger les témoins à charge. Il exclut qu’une condamnation soit fondée sur les déclarations de témoins sans qu’une occasion appropriée et suffisante soit au moins une fois offerte au prévenu de mettre ces témoignages en doute et d’interroger les témoins, à quelque stade de la procédure que ce soit. Il suppose que le témoin – ou la personne appelée à donner des renseignements – s’exprime (à nouveau) sur les faits en présence du prévenu et ne se contente pas de confirmer formellement ses précédentes déclarations (c. 1.6.3.2).

En l’espèce, B et C ont été entendus par la police sur délégation du ministère public ainsi que par le ministère public lui-même, le tout en l’absence du recourant et de son conseil. Aucun motif de restriction du droit de participer n’est avancé, et le TF n’en décèle pas. Malgré cela, l’autorité précédente a considéré que les déclarations des deux co-prévenus étaient pleinement exploitables (c. 1.6.4). Raisonnant à l’aide du droit à la confrontation, elle a considéré que les trois co-prévenus avaient eu l’occasion d’être entendus en contradictoire lors des débats de première instance, ce qui avait guéri une éventuelle violation de leur droit de participer (c. 1.6.6).

Ce raisonnement ne convainc pas le TF. Certes, le juge du fond (de première instance et d’appel) est tenu de répéter l’administration des preuves qui n’ont pas été administrées en bonne et due forme (cf. art. 343 al. 2 et 389 al. 2 let. a CPP). Une nouvelle audition respectant le droit de participer du prévenu n’a toutefois pas pour effet de rendre les précédentes auditions automatiquement exploitables (c. 1.6.7.1).

Sous l’angle du droit à la confrontation (art. 6 § 3 let. d CEDH), le TF relève qu’il a toujours admis que si le témoin à charge déposait à nouveau en présence du prévenu, rien ne s’opposait à ce que le juge se fonde sur ses premières déclarations à titre complémentaire, dans le cadre d’une appréciation globale des preuves. En effet, la question de savoir si, en cas de déclarations contradictoires ou de trous de mémoire du témoin, il était possible de se fonder sur ses premières déclarations faites en l’absence du prévenu, concernait exclusivement l’appréciation des preuves et non leur exploitabilité (c. 1.6.7.2).

Cette jurisprudence, rendue en matière de droit à la confrontation, paraît avoir été étendue au droit de participer à l’administration des preuves (art. 147 CPP) : en effet, plusieurs arrêts du TF affirment que les auditions faites en violation du droit de participer du prévenu sont inexploitables si la personne entendue ne se prononce plus du tout sur les faits de la cause, respectivement ne le fait plus librement et sans influence, ce qui signifie a contrario qu’elles seraient exploitables si une confrontation suffisante a lieu à un stade ultérieur (c. 1.6.7.2 et les nombreux arrêts cités).

Le TF décide de revenir sur cette jurisprudence. Il souligne que les garanties des art. 147 CPP et 6 § 3 let. d CEDH ne se recoupent pas : l’art. 147 CPP va au-delà du standard minimum imposé par la CEDH d’un point de vue tant personnel (toutes les parties vs. le prévenu), temporel (toutes les preuves administrées par le ministère public, la police sur délégation de celui-ci et les tribunaux vs. une seule confrontation sur l’ensemble de la procédure) que matériel (inexploitabilité de chaque preuve vs. confrontation qui rend toutes les déclarations du témoin exploitables) (c. 1.6.7.3).

Compte tenu de la portée différente de ces normes, une répétition de l’audition en présence du prévenu, si elle peut peut-être permettre la confrontation et assurer le droit de participer (pour la première fois), ne saurait toutefois guérir l’inexploitabilité de la (première) audition, au cours de laquelle il n’a, sans raison et donc à tort (l’arrêt emploie alternativement les termes « grundlos » et « zu Unrecht« ), pas été offert aux parties d’exercer leur droit de participer. La doctrine majoritaire va également dans ce sens (cf. not. BSK StPO-Schleiminger/Schaffner, Art. 147N 4 et 41 ; Alexandre Guisan, La violation du droit de participer [art. 147 CPP], PJA 3/2019 337 ss, p. 347). L’art. 147 al. 4 CPP, qui prévoit expressément l’inexploitabilité des preuves à la charge de la partie qui n’était pas présente, ne prête guère à la discussion à cet égard. Toute autre solution aurait pour conséquence de vider l’art. 147 CPP de son contenu, alors que cette disposition a précisément été pensée comme un contrepoids à la position forte du ministère public durant la procédure préliminaire ainsi qu’au principe d’immédiateté limitée lors des débats. Cette volonté a encore été réaffirmée à l’occasion de la récente révision du CPP, au cours de laquelle les velléités visant à réduire l’art. 147 CPP au standard minimum de la CEDH ne sont pas parvenues à s’imposer (c. 1.6.7.4).

Dès lors, le Tribunal cantonal aurait dû déclarer les déclarations des deux co-prévenus B et C inexploitables à charge du recourant, conformément à l’art. 147 al. 4 CPP. Par conséquent, il n’aurait pas dû se fonder sur ces déclarations pour retenir l’existence d’un consentement à l’enregistrement de la vidéo litigieuse (c. 1.6.8).

Le recours est admis, l’arrêt entrepris annulé et la cause renvoyée à l’autorité précédente pour nouvelle décision dans le sens des considérants. Cette dernière devra à nouveau examiner si le recourant a consenti à l’enregistrement, mais uniquement sur la base de ses propres déclarations et de celles de ses coprévenus obtenues de manière conforme au droit de participer. Si un consentement ne peut être établi et que la vidéo doit être qualifiée de preuve illicite, le tribunal cantonal devra alors déterminer si les autorités pénales auraient hypothétiquement pu la recueillir de manière licite et si la gravité de l’infraction en cause plaide pour son exploitabilité. Le TF ajoute que, selon les circonstances, un délit tel que la violation grave des règles de la circulation routière (art. 90 al. 2 LCR) en cause ici peut être qualifié d’infraction grave (cf. en ce sens TF 6B_821/2021, 6.9.2023, c. 1.5.4 ss n.p. à l’ATF 149 IV 369, in : https://www.crimen.ch/239/) (c. 2.1).

III. Commentaire

L’arrêt est le résultat d’un remarquable exercice d’introspection du Tribunal fédéral, qui observe qu’une règle jurisprudentielle (exploitabilité d’auditions faites en violation du droit de participer pour autant qu’une confrontation suffisante a lieu par la suite) s’est peu à peu formée sur le terreau de la formulation ambiguë d’une mineure (TF 6B_321/2017, c. 1.5.2. in fine) sans avoir jamais fait l’objet d’une justification. Il procède ensuite à une analyse textuelle, téléologique et historique rigoureuse qui parvient à la conclusion que les déclarations recueillies au cours d’une audition à laquelle il n’a pas été offert au prévenu de participer, sans motif justifié, sont inexploitables au sens de l’art. 147 al. 4 CPP même si ce dernier a pu, par la suite, faire entendre la personne en contradictoire.

Nous saluons la solution consacrée ici par le Tribunal fédéral, qui se justifie au regard de l’importance fondamentale des droits de participation dans le système du CPP, et que l’un des auteurs de cette contribution avait déjà défendue dans un article paru en 2019. Cette solution réduit encore la tentation de méconnaître l’art. 147 al. 1 CPP au nom de considérations tactiques. On sait en effet que certains ministères publics perçoivent l’art. 147 al. 1 CPP comme une entrave à la recherche de la vérité matérielle. Sous l’empire de la jurisprudence désormais abolie, le ministère public pouvait être tenté d’entendre une personne en privant, sans droit, les parties de la faculté d’y participer, dès lors que le résultat de cette première audition restait exploitable si la personne entendue s’exprimait à nouveau en contradictoire. Le ministère public pouvait ainsi entretenir l’espoir que ces premières déclarations, souvent réputées plus fiables, emporteraient la conviction du juge du fond même si elles étaient recueillies en violation de l’art. 147 al. 1 CPP et ultérieurement rétractées. Tel n’est désormais plus le cas.

Deux questions nous paraissent mériter d’être abordées dans ce commentaire. La première est celle de savoir si une partie privée sans raison de son droit de participer à une audition doit expressément en demander la répétition au sens de l’art. 147 al. 3 CPP pour entraîner l’inexploitabilité des déclarations recueillies, ou s’il s’agit d’une sanction automatique, que le juge doit relever d’office. L’arrêt n’y répond pas, étant précisé qu’en l’espèce, les juges du fond avaient spontanément organisé une répétition de l’audition après avoir constaté que les droits de participation avaient été violés. Cette question reste donc indécise en l’état (cpr. TF 6B_1320/2020, 12.01.2022, c. 4 n.p. à l’ATF 148 IV 22, mais résumé in : https://www.crimen.ch/86/, en matière de droit à la confrontation). Dans l’attente d’une clarification jurisprudentielle sur ce point, le plaideur prudent sera inspiré de demander la répétition de l’audition viciée pour ne pas risquer de se voir imputer une renonciation tacite a posteriori, excluant la sanction prévue par l’art. 147 al. 4 CPP.

La seconde question porte sur l’articulation de la jurisprudence ici consacrée avec celle alignant le droit de participer sur le droit de consulter le dossier, codifié à l’art. 101 CPP (ATF 139 IV 125, c. 5.5.4.1). Cette dernière jurisprudence prévoit que le ministère public n’a pas l’obligation de concéder le droit de participer tant que le prévenu n’a pas été entendu une première fois voire – selon la lecture qu’en font certaines autorités pénales – tant que les preuves essentielles n’ont pas été administrées. Le maintien ou non de cette « réduction téléologique » de l’art. 147 CPP sur le modèle de l’art. 101 CPP se pose avec d’autant plus d’acuité suite à la décision récente du Parlement fédéral refusant de toucher au droit de participer. On peut se demander si le ministère public peut librement retarder l’audition du prévenu – à tout le moins dans les affaires où il n’entend pas demander sa mise en détention –, entendre les témoins hors sa présence et soutenir ensuite que ces auditions sont exploitables dès lors que ce n’est pas « sans raison », c’est-à-dire « sans droit », qu’il n’a pas invité le prévenu à y participer. À notre sens, la position centrale des droits de participation et la formulation de l’art. 147 al. 3 CPP, qui parle de « motifs impérieux » pour lesquels une partie n’a pas pu participer, excluent un tel procédé. Les considérations qui commandent à la direction de la procédure de faire un usage restrictif de la disjonction de procédures, que rappelle d’ailleurs le Tribunal fédéral dans l’arrêt ici rapporté (c. 1.6.5), s’appliquent mutatis mutandis. Ainsi, le ministère public ne peut pas arbitrairement organiser son instruction de façon à se ménager une possibilité d’entendre certains témoins une première fois en « tête-à-tête ».

Proposition de citation : Daniel Kinzer/Alexandre Guisan, Délimitation entre le droit de participer (art. 147 CPP) et le droit à la confrontation (art. 6 § 3 let. d CEDH), in : https://www.crimen.ch/283/ du 22 août 2024