I. En fait
Par jugement du 1er mars 2022, le tribunal d’Olten-Gösgen condamne A à une peine d’emprisonnement de 15 mois avec sursis pour escroquerie et faux dans les titres.
Le 31 août 2023, la Cour suprême du canton de Soleure confirme le jugement de première instance sur la culpabilité et la peine. Les faits suivants ont été retenus par la Cour : la Société C a été fondée en mai 2019. En tant qu’unique associé et gérant avec signature individuelle, A a signé pour la Société C le formulaire de demande de crédit Covid-19 pour un crédit de CHF 300’000.-. Il a indiqué un chiffre d’affaires de CHF 3’000’000.- pour l’année 2019. À la suite de cette demande, la banque E a versé un crédit Covid-19 sur le compte bancaire de la Société C. Depuis le compte de la Société C, plusieurs transferts de fonds ont été effectués, notamment vers le compte privé de A et des paiements à des entreprises à l’étranger.
La Cour cantonale reproche à A d’avoir fourni des informations erronées sur le chiffre d’affaires réel de l’entreprise et d’avoir utilisé une grande partie du crédit de manière incorrecte. Parmi les versements effectués, certains étaient destinés à des augmentations salariales non déclarées, à des bonus et à des investissements non nécessaires, en violation des conditions du contrat de crédit.
A forme recours en matière pénale auprès du Tribunal fédéral (TF) et demande l’annulation du jugement de l’instance précédente et son acquittement, notamment pour l’infraction de faux dans les titres retenue à son encontre.
II. En droit
Le recourant conteste la condamnation pour faux dans les titres en précisant que les informations contenues dans le formulaire de demande de crédit Covid-19 ne bénéficient pas d’une crédibilité accrue au sens de la jurisprudence relative au faux intellectuel. Une telle qualification ne pourrait être retenue ni de sa position d’emprunteur, ni de l’usage prévu du formulaire, ni de la situation particulière provoquée par la pandémie (c. 2.1).
Le TF rappelle le but et les conditions d’octroi des crédits Covid-19 conformément à l’ancienne Ordonnance sur l’octroi de crédits et de cautionnements solidaires liés au Covid-19 (aOCaS-Covid-19). Une organisation de cautionnement solidaire pouvait accorder sans formalités un cautionnement solidaire s’élevant jusqu’à CHF 500’000.- à des entreprises établies en Suisse. Selon l’art. 3 al. 1 aOCaS, pour bénéficier d’un tel cautionnement, les entreprises devaient être fondées avant la déclaration officielle du début de la pandémie en Suisse, soit le 1er mars 2020 (let. a). Elles devaient en outre ne pas être en faillite ou en liquidation au moment de la demande (let. b) et être considérablement touchées économiquement par la pandémie, notamment en ce qui concerne leur chiffre d’affaires (let. c). De plus, l’entreprise ne devait pas avoir déjà reçu de garanties de liquidités sur la base des réglementations du droit d’urgence applicables dans les domaines du sport ou de la culture (let. d). L’art. 7, al. 1 aOCaS précisait que le montant de la garantie solidaire ne pouvait dépasser 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise pour l’année 2019. Si le bilan définitif de 2019 n’était pas disponible, il fallait se baser sur une version provisoire de celui-ci ou, en l’absence de celle-ci, sur le chiffre d’affaires de 2018 (c. 2.2).
En ce qui concerne l’infraction de faux dans les titres (art. 251 CP), le TF considère d’abord la définition du titre selon l’art. 110 al. 4 CP qui concerne les écrits destinés et propres à prouver un fait ayant une portée juridique. Le caractère de titre est relatif dans le sens qu’un écrit peut être qualifié de titre dans certains de ses aspects, mais pas dans d’autres. La destination et l’aptitude à prouver un fait précis d’un écrit peuvent résulter directement de la loi, des usages commerciaux, ou du sens et de la nature du document (c. 2.3.2). En outre, il y a lieu de distinguer entre le faux matériel au sens strict et le faux intellectuel en précisant que cette dernière qualification vise un titre qui émane de son auteur apparent, mais dont le contenu ne correspond pas à la réalité. Le faux intellectuel nécessite un mensonge écrit qualifié qui ne peut être admis que si le document revêt d’une crédibilité accrue (erhöhte Glaubwürdigkeit) et que le destinataire lui accorde une confiance particulière. Tel est le cas lorsque certaines assurances objectives garantissent aux tiers la véracité de la déclaration (c. 2.3.3). Ceci peut résulter du devoir de vérification de la part de l’auteur du document ou de l’existence de dispositions légales définissant le contenu du document (2.3.4). Une crédibilité accrue ne peut en revanche être accordée, en règle générale, pour les déclarations unilatérales que l’émetteur du document fait dans son propre intérêt, telles que l’emprunteur peut faire à l’égard des institutions de crédit (c. 2.3.4).
À la question de savoir si le chiffre d’affaires mensonger indiqué dans la demande de crédit Covid-19 peut être qualifié de faux intellectuel, le TF a déjà répondu par l’affirmative dans son arrêt TF 6B_691/2023 du 1.7.2024, position qui est également suivie dans le cas d’espèce. Le TF rappelle que le chiffre d’affaires dans le formulaire de demande de crédit Covid-19 devait se baser sur la comptabilité commerciale de la société demandeuse. Notamment, il ressort de l’art. 7 al. 1 aOCaS que les requérants devaient donner des indications sur leur chiffre d’affaires réalisé sur la base de comptes annuels définitifs ou provisoires. Or, selon la jurisprudence constante, la comptabilité commerciale et ses éléments – pièces justificatives, livres, extraits comptables de comptes individuels, bilans ou comptes de résultat – sont, en vertu de la loi (art. 957 ss CO), destinés et aptes à prouver des faits d’une importance juridique. Cela vaut également pour les comptes qui n’ont pas encore été vérifiés par l’organe de contrôle ni approuvés par l’assemblée générale, dans la mesure où les relations d’affaires s’y réfèrent habituellement. Il se justifie donc d’accorder également aux indications relatives au chiffre d’affaires du formulaire de demande de crédit Covid-19, basées sur la comptabilité commerciale, la crédibilité accrue requise pour qualifier l’écrit mensonger comme un faux intellectuel (art. 251 CP) (c. 2.4.2).
À cela s’ajoute le fait que les crédits Covid-19 étaient conçus comme une aide d’urgence rapide et facilement accessible, avec une procédure simplifiée pour des montants allant jusqu’à CHF 500’000.-. Cette procédure reposait sur l’auto-déclaration du demandeur et un contrôle sommaire de la part des banques, qui se limitaient à vérifier que les conditions de l’octroi du crédit étaient respectées selon les informations fournies. Les banques devaient refuser les demandes manifestement abusives. Bien que l’auto-déclaration soit utilisée, une vérification des informations sur la demande de crédit n’était pas exclue, mais une vérification systématique des chiffres d’affaires n’était pas prévue, permettant ainsi aux banques de se baser sur les informations déclarées sans contrôle approfondi (c. 2.4.2).
En l’espèce, le TF constate que le recourant a indiqué dans le formulaire un chiffre d’affaires de CHF 3’000’000, alors que le chiffre d’affaires réel de la Société C, qui n’a commencé ses activités qu’en septembre 2019, ne représentait qu’une fraction de ce chiffre. Dès lors, le TF estime que l’instance précédente a constaté sans arbitraire que le recourant, en indiquant consciemment un chiffre d’affaires fictif, a voulu obtenir le versement d’un crédit auquel la Société C n’avait pas droit. C’est donc à juste titre qu’elle a déclaré A coupable de faux dans les titres (art. 251 CP) (c. 2.5). Le recours est ainsi rejeté (c. 5).
III. Commentaire
Dans son arrêt précédent (TF 6B_262/2024 du 27.11.2024), le TF a refusé d’opérer une distinction entre le contrat de crédit usuel et le formulaire de demande de crédit Covid-19 et, par conséquent, de lui accorder, dans son ensemble, une valeur probante accrue, contrairement à l’avis d’une partie de la doctrine. La particularité du crédit Covid-19 se fonderait, d’une part, sur la procédure d’auto-déclaration du preneur et l’absence d’exigence de vérifications approfondies sur celle-ci, ainsi que, d’autre part, sur les assurances explicites du preneur par une croix dans le formulaire quant à la véracité des faits déclarés. Selon le TF, une telle qualification aurait pour conséquences que l’on doive admettre un faux dans les titres dans le cadre des assurances contractuelles et de ce fait, un transfert des litiges du droit civil au pénal (TF 6B_262/2024 du 27.11.2024, c. 1.9.3). Dès lors, il ne saurait être admis que toutes les déclarations faites dans le formulaire jouissent de facto d’une crédibilité accrue en raison des circonstances particulières créées par la pandémie, critère nécessaire afin d’admettre un faux dans les titres sous l’angle du faux intellectuel (TF 6B_262/2024 du 27.11.2024, c. 1.9.4). En particulier, les auto-évaluations de l’emprunteur portant notamment sur le fait que l’entreprise en question est ou sera considérablement touchée par la pandémie, ne constituent pas des états de fait précis et objectivement établis. Ils sont donc exempts d’une valeur probante accrue (TF 6B_262/2024 du 27.11.2024, c. 1.9.6). Cela étant, le TF a laissé ouverte la question de savoir si les déclarations concernant le chiffre d’affaires du formulaire peuvent être considérées comme bénéficiant d’une crédibilité accrue (TF 6B_262/2024 du 27.11.2024, c. 1.9.7).
En suivant ce même raisonnement, l’arrêt commenté tranche cette question en estimant que les indications quant au chiffre d’affaires, au moins celles qui ne relèvent pas d’une extrapolation ou d’une estimation de celui-ci, bénéficient d’une crédibilité accrue car elles s’y prêtent et sont propres à déterminer un fait d’une importance juridique. Pour arriver à cette conclusion, le TF se base, en premier lieu, sur la jurisprudence constante qualifiant la comptabilité commerciale comme bénéficiant d’une crédibilité accrue, à savoir, une capacité de prouver des faits juridiquement pertinents (ATF 146 IV 258 c. 1.1.1 ; 141 IV 369 c. 7.1 ; 138 IV 130 c. 2.2.1 ; 132 IV 12 c. 8.1). Le TF intègre, en deuxième lieu, des considérations quant à la nature particulière de l’octroi des crédits Covid-19. À la différence de l’arrêt discuté avant (TF 6B_262/2024 du 27.11.2024), le TF base ici son raisonnement sur la nature particulière des crédits Covid-19 : leur conception comme crédits d’urgence reposant sur des auto-déclarations du preneur et d’un contrôle sommaire par les banques de ces dernières.
Pour les entreprises constituées peu avant le début de la pandémie ne disposant pas d’un bilan définitif ou provisoire, le formulaire de demande de crédit Covid-19 offrait aux emprunteurs la possibilité de baser leurs prétentions de crédit sur des extrapolations et des estimations relatives au chiffre d’affaires. La réalisation de l’infraction de faux dans les titres dans une telle constellation de fait n’a pas encore fait l’objet d’une décision du TF. Selon le raisonnement adopté par le TF, il est toutefois raisonnable de soutenir qu’une telle auto-déclaration ne pourrait être considérée comme bénéficiant d’une crédibilité accrue, dans la mesure où elle repose sur une estimation personnelle de l’emprunteur. Il reste toutefois à déterminer si l’appréciation de ces auto-évaluations, à la lumière des circonstances particulières entourant l’octroi du crédit Covid-19 (not., l’absence de l’exigence d’un contrôle approfondi des informations déclarées dans le formulaire), conduira à une interprétation différente de ce type de déclarations.