Exploitation d’un enregistrement vidéo d’un établissement pénitentiaire et entraide judiciaire nationale

Les dispositions relatives à l’entraide judiciaire nationale priment les règles relatives au séquestre et à l’obligation de dépôt. Tant pour des raisons de sécurité juridique que pour l’intérêt public au bon déroulement de la procédure, les autorités pénales ne peuvent pas choisir, en lieu et place de la voie de l’entraide nationale prévue par la loi, celle des mesures de contrainte procédurales, dans le but d’obtenir et de conserver des moyens de preuve dans un cas particulier. Dans le cas présent, le Tribunal fédéral s’est toutefois prononcé en faveur de l’exploitabilité des preuves obtenues illégalement conformément à l’art. 141 al. 2 CPP.

I. En fait

Le 11 juillet 2019, le détenu B a été transféré d’un établissement pénitentiaire à un autre. A, membre d’une équipe de six agents de détention, était chargé de le transférer à la police cantonale argovienne qui l’attendait au rez-de-chaussée. Au cours de ce transfert, le détenu a craché sur A avant de prendre une position de combat et de tenter de l’agresser en lui donnant deux coups de poing. En raison du comportement agressif du détenu, les six agents de détention sont intervenus en bloc par la contrainte physique et l’ont mis à terre. Selon l’ordonnance pénale du ministère public de Lenzburg-Aarau du 10 septembre 2020, il est notamment reproché à A d’avoir donné deux coups de pied au corps de B, qui était à terre et se défendait violemment contre l’immobilisation. Il lui est également reproché de l’avoir frappé à la tête avec son poing gauche et d’avoir appuyé un doigt dans son œil droit alors qu’il était toujours à terre et qu’un des autres agents de détention venait d’utiliser un dispositif de neutralisation à son encontre. Le personnel pénitentiaire a ensuite menotté dans le dos le détenu, qui était couché sur le ventre, et lui a immobilisé les jambes. Bien que B ait été désormais immobile et incapable de résister, A lui a de nouveau donné un coup et frappé le visage avec son poing. Le ministère public de Lenzburg-Aarau a déclaré A coupable de lésions corporelles simples (art. 123 CP) et d’abus d’autorité (art. 312 CP). Il l’a condamné à une peine pécuniaire avec sursis de 80 jours-amende à CHF 210.- et à une amende de CHF 4’200.-. A a fait opposition.

Par décision du 13 juillet 2021, le tribunal de première instance de Lenzburg a acquitté A des chefs d’accusation de lésions corporelles simples (art. 123 CP) et d’abus d’autorité (art. 312 CP) en ce qui concerne l’enfoncement du doigt dans l’œil et le deuxième coup de poing. Il l’a en revanche reconnu coupable d’abus d’autorité (art. 312 CP) (concernant les deux coups de pied et le premier coup de poing) et l’a condamné à une peine pécuniaire avec sursis de 90 jours-amende à CHF 210.- et à une amende de CHF 4’700.-. Par décision du 13 septembre 2022, la Cour suprême du canton d’Argovie a reconnu A coupable d’abus d’autorité (art. 312 CP) concernant les deux coups de pied et les deux coups de poing. En outre, A doit verser à B une indemnité pour tort moral de CHF 1’000.-. A forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral. Il conclut à son acquittement ainsi qu’au renvoi de la partie plaignante à agir par la voie civile.

II. En droit

Le requérant se plaint d’une violation de l’art. 197 al. 1 let. a CPP. Il fait valoir que l’instance inférieure s’est essentiellement appuyée, pour établir les faits, sur un enregistrement vidéo de l’établissement pénitentiaire, sur lequel l’incident incriminé est visible. Il affirme que, étant donné que l’établissement pénitentiaire en question est un établissement public géré par le canton, le ministère public aurait dû transmettre cet enregistrement vidéo par la voie de l’entraide judiciaire nationale conformément aux art. 43 ss CPP. Les dispositions relatives à la perquisition de domicile (art. 244 CPP) et d’enregistrement (art. 246 CPP) ne sont pas applicables lorsqu’il s’agit de locaux publics et d’enregistrements provenant d’établissements publics. Les mesures de contrainte ordonnées en l’espèce ne reposent donc sur aucune base légale et il convient par conséquent d’examiner si l’enregistrement vidéo est indispensable à l’élucidation d’une infraction grave au sens de l’art. 141 al. 2 CPP. Par ailleurs, le requérant soutient qu’on ne peut pas qualifier, dans le cas concret, l’infraction de « grave » au sens de l’art. 141 al. 2 CPP et que l’enregistrement vidéo en question ne serait donc pas exploitable. Comme les faits ne peuvent pas être établis sans cette vidéo, il doit être acquitté (c. 1.1).

Selon l’instance inférieure, l’application de mesures de contrainte par le ministère public était justifiée en l’espèce. En raison du risque, qui ne peut être écarté d’emblée, de destruction des preuves par des collaborateurs impliqués ou des collègues loyaux, une action rapide était nécessaire. L’instance inférieure estime en outre que les preuves sont exploitables (c. 1.2).

À titre liminaire, le Tribunal fédéral rappelle la jurisprudence en matière de perquisitions, d’entraide judiciaire nationale, et d’infractions graves au sens de l’art. 141 al. 2 CPP (c. 1.3.1 à 1.3.3).

En l’espèce, l’établissement pénitentiaire est une autorité cantonale au sens de l’art. 44 CPP. Il en résulte que le ministère public n’était pas habilité à exiger souverainement à l’établissement pénitentiaire de lui remettre l’enregistrement vidéo litigieux. Le recourant souligne donc à juste titre que l’enregistrement vidéo litigieux n’a pas été obtenu légalement. L’opinion exprimée par une partie de la doctrine, selon laquelle des moyens de contrainte procéduraux seraient également possibles à l’encontre d’une autorité en principe tenue à l’entraide judiciaire nationale, lorsque cette autorité est l’employeur de la personne accusée ou, de manière générale, en cas de risque de collusion, ne peut être suivie. En effet, notre Haute Cour déclare que les dispositions relatives à l’entraide judiciaire nationale priment impérativement, en tant que lois spéciales, les règles relatives au séquestre et à l’obligation de dépôt. Tant pour des raisons de sécurité juridique que pour l’intérêt public au bon déroulement de la procédure, les autorités pénales ne peuvent pas choisir, en lieu et place de la voie de l’entraide nationale prévue par la loi, celle des mesures de contrainte procédurales, dans le but d’obtenir et de conserver des moyens de preuve dans un cas particulier. En conséquence, le ministère public aurait dû – indépendamment d’éventuels indices de destruction de moyens de preuve – s’adresser à l’établissement pénitentiaire par le biais d’une demande formelle d’entraide judiciaire nationale (c. 1.4).

Les juges fédéraux doivent donc examiner si l’enregistrement vidéo était indispensable pour élucider une infraction grave au sens de l’art. 141 al. 2 CPP. L’abus d’autorité reproché au recourant est un crime (art. 312 cum 10 al. 2 CP). Il protège d’une part l’intérêt de l’État à disposer de fonctionnaires fiables qui gèrent consciencieusement la position de pouvoir qui leur est confiée, et d’autre part l’intérêt des citoyens à ne pas être exposés à un exercice incontrôlé et arbitraire du pouvoir étatique (ATF 127 IV 209, c. 1b ; TF 6B_101/2022 du 30.1.2023, c. 1.3.1, destiné à publication). Il faut donc partir du principe, avec l’instance inférieure, que les intérêts juridiques sont importants. Le Tribunal fédéral ne conteste pas le fait que le détenu – du moins au début de l’incident – avait un potentiel d’agression élevé et qu’il avait lui-même, par son comportement, déclenché l’intervention de six agents de détention. Cela ne change rien au fait que le recourant a donné deux coups de pied au corps et deux coups de poing à la tête du détenu alors que celui-ci avait déjà été immobilisé. Par conséquent, l’instance inférieure ne viole pas le droit fédéral en qualifiant l’abus d’autorité du recourant d’infraction grave au sens de l’art. 141 al. 2 CPP et en estimant que l’intérêt public à l’élucidation des faits l’emporte sur l’intérêt du recourant à l’administration conforme au droit de l’enregistrement vidéo, respectivement à son inexploitabilité (c. 1.5). Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable (c. 4).

III. Commentaire

Le Tribunal fédéral saisit l’occasion offerte par le présent arrêt pour préciser deux points. En premier lieu, les juges fédéraux estiment, contrairement à l’opinion exprimée par une partie de la doctrine, que des moyens de contrainte procéduraux ne sont pas possibles à l’encontre d’une autorité en principe tenue à l’entraide judiciaire nationale, y compris lorsque cette autorité est l’employeur de la personne accusée ou qu’il y a un risque de collusion ; les règles relatives à l’entraide judiciaire nationale priment toujours. En second lieu, le Tribunal fédéral se prononce en faveur de l’exploitabilité des preuves obtenues illégalement en raison de la gravité de l’infraction à élucider. Cette solution ne prête, à notre sens, pas le flanc à la critique. En effet, bien que l’intervention des six agents de détention, et en particulier celle du recourant, ait été motivée par le comportement du détenu, toute intervention doit rester proportionnée, même en présence d’un détenu potentiellement agressif. La violence physique exercée par le recourant à l’encontre du détenu n’était pas nécessaire, la situation ayant par ailleurs déjà été maîtrisée par les autres agents de détention. Le recourant a, au contraire, délibérément profité de son statut d’agent de détention et violé les obligations qui lui incombaient à ce titre pour infliger des lésions supplémentaires au détenu.

Proposition de citation : Sandy Ferreiro Panzetta, Exploitation d’un enregistrement vidéo d’un établissement pénitentiaire et entraide judiciaire nationale, in : https://www.crimen.ch/210/ du 29 août 2023