Assistance au suicide

En confirmant la conformité au droit fédéral de l’acquittement de l’ancien président d’Exit Suisse romande pour avoir prescrit du natrium pentobarbital (NAP) à une femme de 86 ans en bonne santé, mais désireuse de mourir, le Tribunal fédéral a tranché une affaire hautement controversée, mêlant droit et éthique. Le Professeur Thommen de l’Université de Zurich commente l’arrêt TF 6B_393/2023 du 13 mai 2024.

Le 13 mars 2024, le Tribunal fédéral a décidé en séance publique dans l’affaire 6B_393/2023 que le médecin genevois et ancien président d’Exit Suisse romande, Pierre Beck, qui avait prescrit du natrium pentobarbital (NAP) à une femme de 86 ans en bonne santé, mais désireuse de mourir, n’avait pas commis d’infraction à la Loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) du 3 octobre 1951. Il s’agit du deuxième arrêt de notre Haute Cour dans cette affaire (résumé et commentaire du premier arrêt in : crimen.ch/97; Bernhard Rütsche/Daniel Hürlimann/Marc Thommensui generis 2022, 113 ss). Ce nouvel arrêt a été résumé et commenté par Melody Bozinovain crimen.ch/271.

Dans cette contribution, nous présenterons quelques réflexions à l’égard de ce nouvel arrêt dont la conclusion nous paraît convaincant en l’examinant sous l’angle des différents niveaux de réglementation concernés : la Constitution (I.), le droit pénal fédéral (II.), les règles privées (III.), le droit civil et administratif (IV.), pour nous pencher finalement sur ses effets dans la pratique (V.).

I. Constitution

Lors de la délibération publique du jugement, la juge fédérale Beatrice van de Graaf s’est ralliée à la proposition du rapporteur, le juge fédéral Christian Denys, de rejeter le recours du Ministère public dans cette affaire, avec une motivation distincte, mais très convaincante. Comme ses raisonnements n’ont pas été repris dans la version écrite de l’arrêt, il convient de les reconstruire ici :

Selon la juge fédérale van de Graaf, qui se repose sur une jurisprudence bien établie, il découle de la liberté personnelle de l’art. 10 al. 2 Cst. et du droit au respect de la vie privée selon l’art. 8 CEDH un droit de décider de la manière et du moment de mettre fin à sa propre vie (ATF 133 I 58, c. 6.1. ; CourEDH Haas c. Suisse, § 51). Il ne s’agit pas in casu de la question de savoir si l’État est tenu de veiller à ce que les personnes souhaitant se suicider puissent obtenir du NAP sans ordonnance – le TF a répondu par la négative – (ATF 133 I 58, chapeau), mais plutôt de déterminer si les médecins peuvent être empêchés, par les moyens du droit pénal, de prescrire du NAP aux personnes souhaitant mourir (contra : CourEDH Lings c. Denmark, § 52). Une condamnation du médecin en vertu de la LStup violerait ainsi la CEDH, parce qu’une telle interdiction rendrait excessivement difficile la réalisation digne du désir de mourir («würdevolle Umsetzung des Sterbewunsches») selon la juge fédérale van de Graaf.

II. Droit pénal fédéral

Dans le premier arrêt rendu dans cette affaire, le Tribunal fédéral avait décidé que la remise de NAP à une personne en bonne santé souhaitant mourir n’était pas punissable en vertu des art. 26 et 86 LPTh (TF 6B_646/2020, c. 1.6). Le Tribunal fédéral a désormais décidé dans ce nouvel arrêt que la remise de ce produit ne constituait pas non plus un acte punissable aux termes de l’art. 20 al. 1 let. e LStup, au motif que la prescription avait été établie « dans la mesure admise par la science » (art. 11 al. 1 LStup ; TF 6B_393/2023, c. 3.6.5). En d’autres termes, l’acquittement du médecin par la Cour de justice genevoise n’a pas violé le droit pénal fédéral.  

Ces décisions soulèvent la question fondamentale de savoir dans quelle mesure l’assistance au suicide est punissable selon le droit fédéral. D’une part, l’art. 115 CP ne punit que celui qui prête assistance en vue du suicide en raison d’un « mobile égoïste ». Celui qui remet une arme à une personne souhaitant mourir par compassion n’est ainsi pas punissable selon le Code pénal suisse (TF 6B_393/2023, c. 3.6.2). D’autre part, il est évident que tout moyen d’assistance au suicide ne peut être légal. Ainsi, il n’est pas permis de remettre une arme interdite (art. 5 et 33 al. 1 let. a LArm) à une personne souhaitant mourir ou de la conduire à une falaise à une vitesse excessive (art. 90 al. 4 LCR). Qu’en est-il lorsqu’un stupéfiant tel que le NAP est remis pour l’assistance au suicide ? Le droit fédéral interdit au médecin de prescrire un stupéfiant déterminé sans avoir au préalable examiné personnellement le patient (art. 46 al. 1 OCStup ; TF 6B_393/2023, c. 3.6.4). Par ailleurs, la prescription est autorisée par le droit fédéral « dans la mesure admise par la science » (art. 11 al. 1 LStup). La punissabilité dépend donc des standards de la science, c’est-à-dire de règles privées (« soft law » ; FMH/ASSM, Bases juridiques pour le quotidien du médecin, Berne 2020, p. 11). 

III. Règles privées

À cet égard, le texte en langue allemande de la Loi sur les stupéfiants autorise la prescription si cela est nécessaire selon les règles reconnues des « sciences médicales » (Art. 11 Abs. 1 BetmG: «nach den anerkannten Regeln der medizinischen Wissenschaften notwendig ist»), semble faire référence aux directives (privées) de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM). 

Selon les directives de 2004, l’assistance au suicide était encore limitée aux situations de maladie dans lesquelles « la fin de la vie est proche ». Le 17 mai 2018, l’ASSM a adopté de nouvelles directives (2018) selon lesquelles l’assistance au suicide n’était plus soumise à la condition que la mort soit proche. La FMH n’a intégré ces nouvelles directives dans son code déontologique que lorsque l’ASSM les a précisées le 25 novembre 2021 (TF 6B_393/2023, c. 3.3.2). Ainsi, selon les Directives 2018/2021, ch. 6.2.1, il n’est plus nécessaire que la mort soit proche, mais l’assistance au suicide est soumise à quatre conditions cumulatives : 1. Le patient est capable de discernement. 2. Le désir de mourir est mûrement réfléchi, ce que doit être vérifié dans deux entretiens espacés d’au moins deux semaines. 3. Des souffrances extrêmes doivent être ressenti par le patient et objectifié par un diagnostic. 4. Des options thérapeutiques ont échoué.

Néanmoins, les directives précisent en particulier : « L’assistance au suicide pour les personnes en bonne santé n’est pas considérée comme justifiable d’un point de vue éthique au sens des présentes directives ».

À ce sujet, le Tribunal fédéral a retenu à juste titre ce qui suit : « les directives de l’ASSM ne sauraient constituer une base légale suffisante […] pour sanctionner pénalement un médecin qui prescrit du pentobarbital de sodium à une personne en bonne santé, ces règles […] n’ayant pas de légitimité démocratique » (TF 6B_393/2023, c. 3.6.3).

Le NAP peut-il être remis à des personnes en bonne santé en vue d’un suicide ? « Ces questions ne relevaient en effet pas de la ‹science› […], mais exclusivement de l’éthique et de la morale » (TF 6B_393/2023, c. 3.5). Cette conclusion doit être précisée : déterminer si l’assistance au suicide par NAP peut être fournie à des personnes en bonne santé n’est ni une question relevant de la science ni (exclusivement) une question ressortissant à l’éthique et à la morale. Il s’agit plutôt en premier lieu d’une question de droit. À cet égard, le droit pénal à tout le moins répond clairement la question : tant qu’aucun « mobile égoïste » n’est poursuivi par l’auteur prescrivant du NAP, l’assistance au suicide n’est pas punissable, même si l’on aide une personne en bonne santé à mourir (art. 115 CP).

En revanche, le fait de savoir comment l’assistance au suicide peut être fournie est déterminée par les règles reconnues des sciences médicales : « [I]l ne fait l’objet d’aucune controverse, sous l’angle médical et scientifique, sur le fait que l’usage de pentobarbital de sodium, en une quantité adéquate, permet au patient de parvenir à une mort paisible » (TF 6B_393/2023, 3.6.2). 

Le Tribunal fédéral conclut donc de manière convaincante que « les directives de l’ASSM ne sauraient constituer une base légale suffisante au sens de l’art. 1 CP pour sanctionner pénalement un médecin qui prescrit du pentobarbital de sodium à une personne en bonne santé » (TF 6B_393/2023, 3.6.3). C’est donc à juste titre que le Tribunal fédéral a confirmé l’acquittement du médecin. 

IV. Droit civil et administratif

En conclusion, le Tribunal fédéral ajoute que « l’absence de répression pénale de lege lata ne signifie pas encore qu’un médecin soit libre de prescrire du pentobarbital de sodium à une personne en bonne santé, sans risquer d’engager à cet égard sa responsabilité professionnelle, que ce soit sur le plan du droit civil ou du droit administratif » (TF 6B_393/2023, c. 3.8.2). L’incertitude ainsi imposée aux médecins est critiquée à juste titre (voir Thomas Gächter/Thuy Xuang Truong, sui generis #unbequem 2024, 43). 

V. Pratique

Sans que nous le sachions de source fiable, les circonstances de cette affaire hors norme indiquent qu’il s’est agi d’un cas de « strategic litigation ». En effet, le médecin acquitté était vice-président d’Exit Suisse romande. Pierre Beck a en outre participé activement au discours médiatique sur le sujet. Ce n’est probablement pas par hasard qu’une femme très âgée et en bonne santé a été choisie. Le Tribunal fédéral aurait-il pris la même décision si le médecin avait prescrit du NAP à une adolescente en bonne santé et capable de discernement qui ne supportait pas la séparation de son petit ami ? Fera encore débat la mise en œuvre du présent arrêt dans la pratique.

Proposition de citation : Marc Thommen, Assistance au suicide, in : https://www.crimen.ch/276/ du 10 juillet 2024