La rupture de ban et l’inapplicabilité de l’art. 124a LEI

L’art. 124a LEI qui exclut l’application de la Directive sur le retour à la décision et à l’exécution de l’expulsion n’est pas applicable à l’infraction de rupture de ban. Ainsi, une personne qui contrevient à une décision d’expulsion ne peut être condamnée à une peine privative de liberté que lorsque toutes les mesures raisonnables pour l’exécution du retour ont été entreprises.

I. En fait 

A, né en 1988 et originaire d’Algérie, est arrivé en Suisse, en 2006. Il ne dispose d’aucun titre de séjour et a été, selon l’extrait du casier judiciaire suisse, condamné à plusieurs reprises entre le 30 septembre 2011 et le 14 juin 2023 pour séjour illégal, infractions à la LStup, infractions contre le patrimoine et lésions corporelles. Le 2 octobre 2020, il a fait l’objet d’une décision d’expulsion judiciaire pour une durée de 8 ans. 

Par jugement du 10 mai 2023, A a été condamné par le Tribunal de police de la République et canton de Genève à une peine pécuniaire de 180 jours-amende pour rupture de ban (art. 291 al. 1 CP) et à une amende de CHF 300.- pour consommation de stupéfiants (art. 19a LStup). Il ressort de l’acte d’accusation du 5 avril 2023, qu’entre le 12 janvier 2023 (le lendemain de sa dernière condamnation) et le 4 février 2023 (date de son interpellation), A a intentionnellement persisté à séjourner en Suisse nonobstant la décision d’expulsion et qu’il a régulièrement consommé des stupéfiants. 

Le 5 décembre 2023, la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice de Genève (CPAR) a réformé le jugement de première instance condamnant A à une peine privative de liberté de 6 mois, ainsi qu’à une amende de CHF 300.-.

A forme un recours en matière pénale à l’encontre de cette dernière décision. Il conclut principalement à l’annulation de l’arrêt attaqué et à la confirmation du jugement de première instance ; à titre subsidiaire, il conclut à l’annulation de l’arrêt attaqué et au renvoi de la cause à la cour cantonale pour nouvelle décision dans le sens des considérants.

II. En droit

Le recourant ne remet pas en cause sa condamnation pour rupture de ban et consommation de stupéfiants, mais il conteste le prononcé de la peine privative de liberté.

Selon l’art. 291 al. 1 CP, quiconque contrevient à une décision d’expulsion du territoire suisse est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. La Suisse a repris la Directive sur le retour (Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier) le 18 juin 2010. La Loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI ; RS 142.20) a été adaptée en conséquence et les juridictions suisses doivent faire leur possible pour mettre en œuvre la jurisprudence européenne en lien avec la Directive (cf. ATF 147 IV 232, c. 1.2 ; ATF 143 IV 264, c. 2.1) (c. 1.1 et 1.2). 

Dans ce cadre, notre Haute Cour renvoie à sa pratique concernant la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en lien avec la Directive. Cette dernière pose le principe de la priorité des mesures de refoulement sur le prononcé d’une peine privative de liberté du ressortissant d’un pays tiers qui est en séjour illégal. Le prononcé d’une  peine privative de liberté ne peut entrer en ligne de compte que lorsque toutes les mesures raisonnables pour l’exécution du retour ont été entreprises (ATF 147 IV 232, c. 1.4 ; ATF 143 IV 249, c. 1.4, 1.5, 1.6.2, 1.9, 3.1) (c. 1.2.1). 

Le TF rappelle, en se référant à la jurisprudence européenne (arrêt de la CJUE du 6 décembre 2011 C-329/11 Achughbabian, §41), que la Directive n’est pas applicable aux ressortissants des pays tiers qui ont commis, outre le séjour irrégulier, un ou plusieurs autres délits en dehors du droit pénal sur les étrangers, pour autant toutefois que, pris individuellement, ces délits justifient une peine privative de liberté (ATF 143 IV 264, c. 2.4 à 2.6 et jurisprudence citée) (c. 1.2.3). 

Selon l’art. 124a LEI la Directive ne s’applique pas à la décision et à l’exécution de l’expulsion au sens des art. 66a ou 66a bis CP ou des art. 49a ou 49a bis du Code pénal militaire (CPM ; RS 321.0). Notre Haute Cour rappelle que par cette disposition – en vigueur depuis le 22 novembre 2022 – la Suisse s’est explicitement réservée le droit d’expulser les ressortissants criminels d’États tiers de manière souveraine et indépendamment de l’évolution du droit de l’Union européenne. Ainsi, les autorités suisses ne sont pas tenues de respecter les motifs d’empêchement prévus par l’art. 5 de la Directive, selon lequel les États membres doivent tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants, de la vie familiale et de l’état de santé du ressortissant concerné. Selon la volonté parlementaire, les autorités suisses doivent uniquement se baser sur le droit national et sur les dispositions de droit international contraignantes comme la CEDH. L’adoption de l’art. 124a LEI avait ainsi comme objectif d’empêcher que, par la mise en œuvre de la Directive, l’initiative « pour le renvoi des étrangers criminels » soit paralysée (c. 1.3, 1.3.1 et 1.3.2). 

In casu, la cour cantonale a estimé que la période pénale visée dans l’acte d’accusation était postérieure à l’entrée en vigueur de l’art. 124a LEI. Ainsi, selon l’instance précédente, la Directive n’était pas applicable et le prononcé d’une peine privative de liberté était donc possible (c. 1.5). 

Selon notre Haute Cour, un tel raisonnement ne peut pas être suivi. L’art. 124a LEI ne s’applique qu’aux décisions d’expulsion, respectivement à leur exécution ; tel n’est pas le cas en l’espèce. En effet, la présente affaire porte sur une condamnation pour rupture de ban et consommation de stupéfiants et non pas sur la décision d’expulsion en tant que telle. Contrairement à ce que semble soutenir le ministère public, il ne ressort aucunement des travaux parlementaires qu’avec l’adoption de l’art. 124a LEI, le législateur ait voulu s’affranchir de la Directive en cas de condamnation pour rupture de ban ni que cette disposition devrait s’appliquer lors de la fixation de la peine pour une telle infraction. Selon le TF, rien ne plaide en faveur d’une telle interprétation extensive ; au contraire, il ressort clairement des débats parlementaires que le législateur voulait exclure du champ d’application de la Directive les décisions d’expulsion (et leur exécution), afin de renforcer l’application du droit interne (c. 1.6.1).

En outre, la lettre de l’art. 124a LEI est claire et ne fait aucune référence à la typologie de peine sanctionnant les infractions en lien avec le prononcé d’une expulsion. D’ailleurs, d’un point de vue systématique, l’art. 124a LEI figure parmi les dispositions finales et non pas dans les dispositions pénales. Dans un tel contexte, selon le TF, la jurisprudence rendue à ce jour en lien avec la Directive reste d’actualité (c. 1.6.2 et 1.6.3). 

En ce qui concerne la consommation illicite de stupéfiants, le TF souligne que cette dernière est passible uniquement d’une amende. Ainsi, dans la mesure où la seule infraction passible d’une peine privative de liberté est la rupture de ban, la Directive reste applicable (c. 1.6.5). 

Enfin, il ne ressort pas de l’arrêt attaqué que des mesures en vue de l’exécution de la décision du retour – ou toute autre démarche utile dans ce sens – ont été entreprises par les autorités compétentes en vue du renvoi du recourant. Ainsi, la cour cantonale ne pouvait pas condamner le recourant à une peine privative de liberté pour avoir séjourné illégalement en Suisse malgré une décision d’expulsion sans violer les principes dégagés par la jurisprudence européenne et fédérale relative à la Directive. Le recours est donc admis, l’arrêt entrepris réformé et le recourant condamné à une peine pécuniaire de 180 jours-amende pour rupture de ban, ainsi qu’à une amende de CHF 300.- pour consommation de stupéfiants (c. 1.6.6 et 2).  

III. Commentaire

La conclusion à laquelle arrive le TF ne prête pas le flanc à la critique. Par son raisonnement juridique, le TF privilégie une interprétation littérale de la disposition tout en analysant les débats parlementaires afin d’identifier la volonté du législateur lors de l’adoption de l’art. 124a LEI. Notre Haute Cour arrive ainsi à la conclusion qu’une interprétation extensive de la disposition n’est justifiée ni par la lettre de la loi ni par les débats parlementaires en lien avec l’acceptation par le peuple de l’initiative « pour le renvoi des étrangers criminels »

Le raisonnement et le résultat sont convaincants et les précisions concernant la coordination entre la Directive et l’art. 124a LEI sont bienvenues. Enfin, il est utile de souligner qu’il s’agit de la première décision – rendue à cinq juges et destinée à juste titre à publication – concernant l’articulation entre la Directive et l’art. 124a LEI.

Proposition de citation : Basilio Nunnari, La rupture de ban et l’inapplicabilité de l’art. 124a LEI, in : https://www.crimen.ch/284/ du 27 août 2024